Téhéran est une ville étrange : une métropole énorme de 12 millions d’habitants, dotée d’un réseau impressionnant d’autoroutes, à la circulation extrêmement indisciplinée et en même temps la capitale d’un état religieux qui a tendance à restreindre sa société au carcan de la tradition. Et paradoxalement, contre vents et marées, d’autres mots conviennent à Téhéran en tant que ville, à l’Iran en tant que pays et à l’art contemporain iranien en tant que phénomène social. Une multitude d’obstacles, le manque de financement, le manque de structures publiques, des études universitaires peu propices (ni l’art contemporain ni la théorie qui le traite ne sont bien accueillis comme sujets de recherche) n’ont pas pu empêcher l’apparition d’une scène d’art contemporain dynamique et diversifiée, dont un système de galeries en croissance constante qui aspirent toutes au statut « professionnel » dont elles jouissent en occident.
Mon premier voyage en Iran a eu lieu en 2010 ; j’avais beaucoup entendu parler de la censure et d’autres problèmes que les artistes et les cinéastes rencontrent dans ce pays et j’ai été surprise de découvrir beaucoup de galeries exposant des œuvres d’art conceptuel intéressantes et sophistiquées qui portaient un message politique. C’était exactement un an après la répression du soulèvement du « Mouvement Vert » révolutionnaire de 2009 ; des artistes dont Amir Mobed, Shahab Fotouhi, Barbad Golshiri, Neda Razavipour, Mahmoud Bakhshi et Rozita Sharafjahan tentaient de donner du sens à ce qui s’était passé durant les mois de manifestations. C’était une époque qui alliait la réflexion sur les évènements et le deuil des victimes prises individuellement et non du Mouvement Vert en tant que force politique.
Cette liberté d’expression était, et reste encore, possible à cause de la situation marginale des arts plastiques en Iran ; il constitue presque un monde à part. Le public des galeries est surtout composé des personnes impliquées dans l’art, d’une façon ou d’une autre. Même maintenant, la majorité du public ne connait pas l’existence des galeries et, dans une grande mesure, trouve les pratiques de l’art conceptuel d’un abord difficile. Curieusement, cette situation de l’art contemporain au sein du contexte social iranien l’a grandement avantagé ; elle a permis aux artistes et aux galeries de travailler avec un certain degré de liberté créatrice. Mais les choses changent.
A l’automne dernier, j’ai fait mon dernier voyage en date à Téhéran et le plus long aussi. J’y suis resté un mois et j’ai pu y observer la scène artistique en action. La situation politique et économique du pays était beaucoup plus difficile et il y avait beaucoup moins de touristes étrangers à cause de l’hystérie des médias occidentaux mais il s’y passait quand même beaucoup de choses. Depuis les deux ans de mon premier voyage, les galeries de Téhéran étaient devenues plus connues et plus bourgeoises.
Conversation d’artiste par Anahita Razmi à la plateforme Sazmanab pour les arts contemporains
La communauté artistique a répondu par l’augmentation du nombre d’espaces pour les projets, d’ateliers et de tables rondes tous à but non lucratif. L’un des plus anciens espaces de projets dirigé par des artistes et la galerie Parking, fondée par l’artiste et commissaire d’exposition Amirali Ghassemi. Depuis son ouverture en 1998, ses activités se sont étendues de l’Iran à la scène internationale. Un autre espace artistique indépendant est Sazmanab, fondé en 2009 ; il a développé un programme très solide d’expositions, de discussions, de projections et de résidences internationales. Ce programme montre un engagement clair de conserver les connexions de Téhéran aux réseaux internationaux et vice-versa. L’un des derniers projets de cet espace a été l’exposition « Scénarios Cachés » organisé par un jeune commissaire d’exposition en résidence originaire de Turquie, Nesli Gül, avec des œuvres de Kardelen Fincanci et d’Ismaïl Egler. Les œuvres, réalisées spécialement pour ce spectacle étaient concentrées sur la notion d’obéissance à l’intérieur de différentes structures sociales, dont le monde de l’art lui-même.
Daniel Kötter, ‘Théâtre d’Etat Lagos/Téhéran/Berlin’ (2011), installation Galerie Raf
Le second spectacle de la galerie Raf qui vient d’ouvrir était une exposition par un vidéaste et cinéaste expérimental allemand Daniel Kötter (autre artiste en résidence à Sazmanab). Son film en trois parties Théâtre d’Etat Lagos/Téhéran/Berlin (2011) s’intéresse aux structures architecturales et aux histoires dérangeantes entourant la construction de ces opéras dans ces trois villes. Durant l’exposition, la galerie a aussi hébergé une discussion sur le rôle des institutions culturelles au sein d’un contexte urbain.
Atelier International d’artistes Raybon
Une autre collaboration fascinante est celle de l’atelier international d’artistes Raybon ; une galerie commerciale, la galerie Mohsen, adopte certaines caractéristiques d’un espace public. Cette initiative, organisée par le centre d’art Raybon en collaboration avec Sazmanab, a vu des artistes iraniens, indiens, chinois, libanais et sud-africains travailler ensemble étayés par une série de discussions, de présentations d’artistes et d’ateliers portes ouvertes. Tout ce travail a culminé dans un spectacle final qui a duré deux semaines. L’une des œuvres les plus surprenantes produites durant l’atelier a été un collage minimaliste de peinture par la photographe Katayoun Karami ; jusqu’à présent elle avait principalement travaillé sur l’autoportrait. Il est réconfortant d’assister à ces évènements et à ces initiatives qui se passent à Téhéran pour tenter de remplir le vide créé par le manque de structure institutionnelle adéquate.
Il n’est pas possible de parler des institutions artistiques en Iran sans mentionner le Musée d’Arts Contemporains de Téhéran qui comporte une grande collection d’art occidental s’étalant du postimpressionnisme au minimalisme des années 1970. Dans le passé, il était impliqué dans le développement de la pratique des arts contemporains dans le pays. Inauguré en 1977, deux ans avant la révolution de 1979, le musée a été le premier au monde des musées d’art contemporain. Cependant, ces dernières années, ses activités se sont considérablement réduites et il ne semble plus avoir d’influence sur la scène de l’art contemporain en Iran. Pendant tout le temps de ma visite en Iran, le musée abritait une exposition majeure de Günther Uecke, organisée en collaboration avec l’ambassade d’Allemagne.
Sara Assefi, installation partie d’un spectacle de groupe « Hors du Temps », galerie Azad
Les galeries de Téhéran sont terriblement dynamiques, les expositions changent toutes les semaines ou toutes les deux semaines ; les espaces artistiques y ont un rythme différent des occidentaux qui font tourner leurs expositions toutes les six ou huit semaines. L’un des faits saillants de mon voyage a été le spectacle solo de Shahla Hosseini, une artiste maintenant connue au niveau international ; elle n’expose que rarement, même en Iran ; sa pratique est fondamentale à la progression de l’art contemporain iranien. Les peintures d’Hosseini, réalisées en technique mixte et ses collages inspirés par Joseph Beuys dans des vitrines de verre sont pleins d’histoires personnelles et même sentimentales. L’un des plus beaux espaces de Téhéran, la galerie Aoun, a exposé un spectacle de groupe intitulé « Extraterrestre » sous la direction du commissaire d’exposition Babak Etminani ; il se concentrait sur l’abstraction en peinture et en sculpture.
« Extraterrestre », installation, commissaire Babak Etminani, Galerie Aoun
La politique est présente dans tous les aspects de la vie urbaine en Iran et les artistes cherchent constamment de nouvelles façons de s’engager dans le débat politique. Mojtaba Amini commence par les controverses profondes de la société iranienne, regardant au-delà des problèmes les plus visibles des relations entre les sexes, de la guerre et de l’ambition nucléaire. Sa première exposition solo, à la galerie Aaran, réfléchissait sur la situation actuelle du pays dans des œuvres pleines d’anxiété pour le futur. La galerie Azad est probablement l’espace commercial le plus expérimental et le plus ouvert intellectuellement à Téhéran. Je ne pouvais m’empêcher d’y retourner et j’y ai d’abord vu une exposition brillante du photographe Mehran Mohadher, qui centre sa pratique sur une enquête perpétuelle sur les possibilités de ce moyen d’expression. Quelques heures avant de me rendre à l’aéroport, je me suis arrêtée à la galerie pour revoir « Hors du Temps », une exposition de groupe d’une exceptionnelle qualité réalisée par 18 nouveaux diplômés dans le domaine de l’art. L’exposition affirmait que la nouvelle génération d’artistes en Iran possédait le potentiel pour faire avancer l’art, pour développer un langage plus sophistiqué de l’expression artistique tout en restant fidèle à son engagement social. J’ai hâte d’être de retour en Iran pour le voir.
Source : http://blog.frieze.com/postcard-from-tehran/
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