dimanche 17 mai 2015

Interview de Shirine Ebadi par Amy Goodman

Amy Goodman : Nous continuons notre émission depuis La Haye aux Pays Bas où nous rencontrons la lauréate du Prix Nobel de la Paix Shirine Ebadi. En 2003, elle est devenue la première musulmane à obtenir ce prix pour sa défense des droits humains, surtout ceux des Iraniennes, des enfants et des prisonniers politiques. Elle a été la première femme juge en Iran et elle est en exil depuis 2009.
Shirine Ebadi est à La Haye cette semaine pour une conférence marquant le centième anniversaire du Congrès International des Femmes quand plus d’un millier de femmes s’y sont rendues pour appeler à la fin de la première guerre mondiale. Cet évènement a marqué la formation de la Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberte, le WILPF. Cette semaine, le WILPF a rassemblé une nouvelle génération de féministes pacifistes à La Haye pour célébrer le centenaire de cette organisation par une conférence appelée les Femmes Arrêtent la Guerre. Lundi, Shirine Ebadi a parlé lors de la session inaugurale de la menace que représente l’état islamique auto-proclamé.
Shirine Ebadi :
Nous devons nous rappeler que Daech n’est pas un simple groupe terroriste. C’est une idéologie. On ne combat pas une idéologie par des bombes. Cette mauvaise idéologie ne peut être combattue que par une interprétation correcte de la religion. Si on avait alors jeté des livres au peuple, aux talibans au lieu de bombes, si on avait construit des écoles en Afghanistan, on aurait pu construire 4.000 écoles en mémoire des 4.000 victimes du 11 septembre, nous n’aurions pas Daech. N’oublions pas que les racines de Daech, ce sont les talibans, alors ne recommençons pas les mêmes erreurs.
Je n’ai qu’un très court temps de parole, alors je suggère aux Nations Unies qu’elles établissent une convention encourageant tous les pays à réduire leurs budgets militaire de 10% et utiliser l’argent pour l’éducation et le bien-être du peuple. Vous verrez que le futur du monde en sera meilleur.

AG : La lauréate du prix Nobel de la Paix 2003, Shirine Ebadi, lors de la session inaugurale du WILPF et de la conférence du centenaire Les Femmes arrêtent la Guerre ici à La Haye. Dimanche, j’ai interviewé Shirine Ebadi lors du rassemblement des lauréates du prix Nobel de la paix à l’initiative des Femmes Nobel. J’ai commencé par demander au docteur Ebadi de parler de la signification de l’accord-cadre entre l’Iran et les grandes puissances pour diminuer le programme nucléaire iranien pour au moins une décennie.
SE :
J’espère que les négociations vont pouvoir aboutir car les sanctions ont appauvri la population et qu’il y a une grande pression économique en Iran. Bien sûr, les extrémistes des deux côtés, en Iran et en Amérique, ne sont pas d’accord avec cet accord. Personnellement, je n’approuve pas le programme nucléaire du gouvernement car il est très cher et qu’il ne correspond pas, économiquement à ce dont nous avons besoin. On aurait pu dépenser beaucoup moins et investir dans l’énergie solaire. L’énergie nucléaire en général n’est pas bonne pour l’environnement de l’Iran. L’Iran est situé sur une zone de failles sismiques et nous craignons qu’un autre Fukushima puisse se produire en Iran. Notre intérêt national est donc que cet accord soit conclu pour pouvoir bénéficier de ses résultats.

AG : Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou dit que c’est un rêve pour l’Iran mais un cauchemar pour le reste du monde. Votre réaction ?
SE :
Comme je l’ai déjà dit, je ne suis d’accord avec aucun programme nucléaire en général. Il faut donc les arrêter le plus tôt possible. Dans le même temps, un pays qui a la bombe atomique ne peut pas juger ainsi un autre pays.

AG : Netanyahu dit que cela conduira à une course aux armes nucléaires au Moyen-Orient.
SE :
C’est possible. Il peut y avoir une course au nucléaire. Mais qui l’a commencée au Moyen-Orient ? Quel est le pays du Moyen-Orient qui a eu une bombe le premier ? Je crois que la réponse est facile.

AG : A cause de la pression que subit le président Obama sur l’accord nucléaire, il dit qu’une partie de l’accord consistera en une levée progressive des sanctions.
SE :
Les lois en Amérique ainsi que le type de sanctions ne permettent pas la levée des sanctions d’un seul coup. Il est très normal que la levée soit progressive. Mais cela ne devrait pas durer trop longtemps. Les sanctions ont causé l’appauvrissement de la population bien sûr. La politique économique du gouvernement et la corruption existante, le manque de transparence du gouvernement affecte le peuple autant que les sanctions. En fait, ce ne sont pas seulement les sanctions qui appauvrissent le peuple mais aussi le manque de transparence, la corruption et les programmes économiques erronés.

AG : Docteur Ebadi, il serait difficile de vous qualifier d’apologiste du gouvernement iranien. D’abord, vous vivez en exil. Ensuite, votre mari a été arrêté par le gouvernement, votre sœur a été arrêtée depuis que vous avez eu le prix Nobel de la Paix. Que dites-vous à ceux qui critiquent l’accord en disant qu’il va renforcer le gouvernement iranien ?
SE :
Je critique le gouvernement iranien pour ses violations des droits humains et pour la corruption, mais quand les Etats-Unis critiquent le gouvernement iranien c’est parce qu’ils ont peur que le gouvernement iranien se rapproche de la bombe atomique. Il y a une différence entre ma critique du gouvernement et celle des Etats-Unis. Ce qui veut dire que ceux qui critiquent le gouvernement iranien en Amérique n’abordent pas le sujet des violations des droits humains. Cela ne leur semble pas important. Nous voyons qu’ils sont des amis proches de l’Arabie Saoudite qui est la championne des violations des droits humains au Moyen-Orient.

AG : Quelle est votre critique du gouvernement de Rouhani ? Quelle comparaison entre Rouhani et, bon, son prédécesseur, Ahmadinejad ?
SE :
Rouhani sourit plus qu’Ahmadinejad, c’est tout. Parce que, d’après la constitution, tous les pouvoirs appartiennent au guide et que les pouvoirs du président sont limités. C’est pourquoi, après l’arrivée au pouvoir de Rouhani, nous n’avons vu aucun changement. La situation des droits humains ne s’est pas améliorée. S’ils parlent maintenant à l’Amérique, c’est parce que le guide a permis de telles négociations.

AG : Qu’en est-il du nombre d’arrestations, des droits des femmes en Iran, comment les femmes peuvent-elles s’exprimer sous le gouvernement Rouhani ?
SE :
Malheureusement, la situation des femmes ne s’est pas améliorée sous Rouhani. Dans les universités, les filles sont séparées des garçons. Lors des concerts, les femmes ne peuvent plus jouer alors qu’elles le pouvaient auparavant. Les prisonniers politiques sont toujours en prison. Monsieur Rouhani a promis que Moussavi et Karroubi, qui n’ont pas été jugés mais sont assignés à domicile, seraient libérés, mais à ce jour, il n’y est pas arrivé et n’en parle même plus.

AG : Moussavi, Karroubi, deux politiciens iraniens influents, concurrents d’Ahmadinejad pour la présidence.
SE :
Moussavi était candidat en 2009. Mais comme il avait des désaccords avec Khamenei, le guide, il est assigne à domicile. Rouhani a promis qu’il le libèrerait. Mais non seulement il ne l’a pas libéré depuis son arrivée au pouvoir mais il n’en parle même plus publiquement, il n’a rien dit sur le sujet.

AG : Docteur Ebadi, je voulais vous parler de Marzieh Afkham, porte-parole du ministère des affaires étrangères. On dit qu’elle va devenir la première ambassadrice d’Iran depuis la révolution iranienne de 1979.
SE :
Il y a un proverbe qui dit qu’une fleur ne fait pas le printemps. La comparant à toutes les femmes qu’on a obligé à rester à la maison, une femme politiquement très proche du gouvernement ne change pas grand-chose. Vous savez très bien que, d’après les statistiques du gouvernement, il y a trois fois plus de femmes que d’hommes au chômage en Iran, alors qu’il y a 60% d’étudiantes dans les universités. Cela veut dire qu’en Iran, les femmes sont plus éduquées mais sans emploi. Pour montrer au monde qu’ils respectent les femmes, ils en utilisent une, par exemple une ambassadrice, ce qui est une bonne chose, mais il ne faudrait pas limiter cette promotion à une seule personne. Il faudrait l’étendre.

AG : Votre déclaration sur Daech, l’état islamique auto-proclamé et sa montée en puissance ?
SE :
Daech n’est pas seulement un groupe terroriste, c’est une idéologie erronée. Ils utilisent une interprétation erronée de l’islam pour tuer les gens, violer et vendre les femmes. Pour combattre Daech, une coalition de 40 pays a été formée sous la direction des USA ; ils les bombardent plusieurs fois par jour. Mais cela ne marchera pas car on n’arrête pas une idéologie avec des bombes. Il faudrait leur envoyer des livres au lieu de bombes.

AG : Le président Obama vous a-t-il demandé ce qu’il fallait faire ? Que lui conseilleriez-vous ?
SE :
Je lui dirais qu’il faudrait essayer de construire des écoles, qu’au lieu d’envoyer des bombes, il faudrait envoyer des livres et tenter de combattre la corruption dans la région. Alors Daech finirait par perdre de son influence.

AG : Quand avez-vous quitté l’Iran, Docteur Ebadi ?
SE :
J’ai quitté l’Iran exactement le 21 juin 2009, quelques heures avant l’élection présidentielle qui a causé la mort de plusieurs personnes dans la rue et l’assignation à domicile de Moussavi et Karroubi. Et je n’ai pas pu rentrer. Et comme ils ne pouvaient pas m’arrêter puisque je n’étais pas en Iran, ils ont arrêté mon mari et ma sœur dans l’espoir qu’avec cette prise d’otages ils me réduiraient au silence. Mais non. Alors le gouvernement a décidé d’exproprier tous mes biens pour les vendre aux enchères. Malheureusement, beaucoup de mes collègues sont toujours en prison. Mais je suis heureuse de dire que je n’ai jamais arrêté ne serait-ce qu'une heure. Et mes amis en Iran continuent aussi.

AG : Quand vous dites n’avoir pas arrêté ne serait-ce qu'une heure, vous parlez de ce que votre organisation fait pour les femmes et les jeunes filles ?
SE :
Oui. Bien sûr, avant, tout cela était public mais maintenant tout est clandestin pour ne pas causer d’ennuis à mes collègues

AG : Votre mari et votre sœur, où sont-ils maintenant ?
SE :
Ils ont, bien sûr, été libérés sous caution au bout d’un moment car le gouvernement a bien vu qu’il ne pourrait pas me réduire au silence. Sous la pression de l’opinion publique et des organisations internationales ils les ont libérés parce qu’ils étaient vraiment innocents. Ils n’étaient pas du tout mes collègues de travail. Ils ont chacun leur propre travail.

AG : Vous les avez revus depuis 2009 ?
SE :
Je les ai revus chacun une fois.

AG : S’ils le désiraient, ils pourraient quitter le pays ?
SE :
Chacun d’eux a pu quitter le pays une fois.

AG : Alors, comment cela vous affecte-t-il personnellement ? Vous avez vu votre marin, une fois en six ans ?
SE :
Naturellement, ma vie n’est pas très confortable. Mais c’est le prix à payer pour la liberté en Iran. Je ne suis pas la seule à être frappée. Mes collègues emprisonnés paient un tribut plus lourd.

AG : Donc, pour être claires, Docteur Ebadi, vous êtes la cible du gouvernement iranien, et pourtant, pour l’accord nucléaire, vous êtes favorable à la levée des sanctions, non ?
SE :
Oui, car si les négociations n’aboutissent pas, les sanctions continueront. Et elles peuvent même empirer. Et le peuple pourrait être de plus en plus touché. Tous mes efforts tendent à améliorer la vie de mes concitoyens.

AG : Faites-vous confiance au gouvernement iranien ?
SE :
Jamais de la vie.

AG : He bien c’est la raison que les opposants utilisent pour ne pas soutenir un accord avec l’Iran.
SE :
Dans l’accord, il est stipulé que, si le gouvernement iranien ne respecte pas l’accord, l’embargo et les sanctions peuvent revenir.

AG : Je vous ai demandé le conseil que vous donneriez au président Obama, ce que vous diriez aux opposants à un accord nucléaire avec l’Iran. Que diriez-vous aux militants pacifistes dans le monde ?
SE :
Les militants pacifistes devraient, en fait, travailler à la justice. Et aussi, ils devraient tenir les gouvernements pour responsables. Par exemple, quand nous observons le Moyen-Orient, nous voyons qu’il brule. Pourquoi ? Parce qu’une poignée de dictateurs y sont présents depuis des années. Ils violent les droits humains. Ils sont corrompus. Ils empechent la croissance de la société civile. Le peuple s’appauvrit de jour en jour. Malheureusement, le monde ferme les yeux. Un jour, les peuples en ont assez et rejettent ou déposent leurs dictateurs. Mais la société civile n’a pas encore pris forme. C’est l’anarchie et toute la région brule maintenant. Malheureusement, les peuples ont deux mauvais choix : supporter un dictateur ou c’est l’anarchie et l’insécurité. Les deux choix sont mauvais. Nous ne devrions pas les laisser en arriver là. Regardez la Syrie : la famille Assad gouverne depuis plus de 40 ans. La situation est telle que certains pensent que si Assad s’en va, Daech le remplacera. Et ils ne savent plus s’il faut choisir Daech ou Assad, qui a tué tant de gens. Donc, quand je parle avec des pacifistes je leur dis : « ne laissez pas les pays en arriver au point où ils prennent feu et ou vous devrez éteindre le feu. » Ne laissez pas le feu prendre de l’ampleur. Il faut conclure pour fournir une infrastructure. En médecine, on dit qu’il vaut mieux prévenir que guérir. La même chose est vraie pour la paix. Arrêtons. Evitons la guerre.

AG : Nous vivons une époque très violente. Les USA sont impliqués dans la plus longue guerre de leur histoire en Afghanistan. Et puis nous avons la guerre en Irak, en Syrie, au Yémen, en Lybie. Pouvez-vous donner un conseil au monde en tant que lauréate du prix Nobel de la Paix, en tant que femme ?
SE :
Ce que vous désirez pour votre propre peuple, désirez-le aussi pour les peuples de ces pays qui ont été détruits, effacés parce que de grandes entreprises veulent gagner plus d’argent en vendant plus d’armes. Alors, mon conseil est : traitez le peuple afghan comme vous traitez votre propre peuple. Regardez les enfants irakiens comme vous regardez vos enfants. Alors vous verrez que la solution est là.

AG : Docteur Shirine Eabadi, merci beaucoup de nous avoir rejoints.
SE :
Merci.

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