dimanche 4 mars 2012

Les élections « inventées » - Scott Lucas - Samedi 3 mars 2012


Jeudi, alors qu’EA se préparait à couvrir les élections législatives en Iran, un correspondant bien renseigné a dit : « Les élections présidentielles de 2009 ont été volées ; celles-ci seront inventées. »

Il y a trois ans, il ne s’agissait pas « d’ajuster » la participation de 85%. Il s’agissait de s’assurer que Mahmoud Ahmadinejad et sa clique empêchent les réformateurs et le Mouvement Vert de prendre la présidence. Cette fois-ci, le défi immédiat n’est pas de transférer les votes d’un candidat à un autre ; il s’agit de créer ces votes en cas de besoin.

Depuis plusieurs semaines, le régime en appelle à tous les groupes de la société iranienne, y compris les réformateurs qui avaient menacé de boycotter le scrutin, pour qu’ils y participent. Les autorités ont fixé une limite inférieure dans leurs déclarations, il y aurait au moins 60% de participation. L’ayatollah Khamenei a édicté il y a presque deux mois qu’il s’agirait de 65% de participation pour détruire l’ennemi.
Puis, cette semaine, le guide suprême a transformé les prédictions en promesse. La participation élevée constituerait une « sévère claque » pour les ennemis de l’Iran. Les médias étatiques ont, comme de droit, produit des tracts et des films élevant cette déclaration au rang de mantra.
Au point de modifier la fameuse déclaration de Pascal sur Dieu : « Si la participation de 60% n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Au-delà des batailles intestines qui vont sûrement rapidement refaire surface, limitées au « Guide suprême contre Ahmadinejad », mais s’étendant aux factions conservatrices et principalistes et aux politiciens, l’exigence immédiate du régime est de se trouver une légitimité.
La vérité, c’est que nous ne saurons jamais exactement combien d’Iraniens ont décidé que voter pouvait faire une différence, noyés qu’ils sont parmi les problèmes économiques, les soucis de corruption et de mauvaise gestion, les luttes politique intestines, les restrictions sur les communications et la dissidence, les emprisonnements et le harcèlement.
Ce que nous savons, c’est que les autorités iraniennes ont mis les petits plats dans les grands pour organiser et contrôler le spectacle. Les médias étatiques et semi étatiques entraient dans un scénario clairement défini. Les sources de presse et d’Internet annonçaient à qui voulait les entendre des électeurs faisant la queue depuis 4 heures du matin, tandis que la télévision nationale s’était rendue dans des bureaux de vote photogéniques et bien connus et qui, pour être photogéniques et bien connus, auraient le nombre d’électeurs requis pour être télévisés.
Pendant ce temps, les journalistes étrangers, loin de faire des reportages sur le spectacle, en faisaient partie. On les a embarqués dans des bus pour les emmener à trois bureaux de vote-vitrines. Ils ont eu droit au nombre nécessaire d’interviews avec les votants dans les endroits qu’ils devaient filmer (et, pour en rajouter à la présentation iranienne, on leur a demandé de commenter leur expérience sur ce Grand Jour d’Election), on les a remmenés en bus dans leurs hôtels et on leur a ordonné d’y rester.
Aussi brut que cet instrument de propagande puisse paraître, il a connu un certain succès, aidé et encouragé par des alliés improbables. Le vote de l’ancien président Mohammad Khatami dans l’après-midi, capturé et monté en épingle par les médias étatiques, n’a pas tant divisé ceux qui défient le régime, ceux qui persistent à s’opposer ont probablement rejeté Khatami. Mais Khatami a contribué à donner à ses rivaux politiques et au guide suprême la reconnaissance qu’ils imploraient. Cet ancien président, qui s’était auparavant plaint de prisonniers politiques et d’élections injustes, a ainsi donné son consentement à ce scrutin. Alors qui d’autre pourrait rejeter le système iranien ?
Il y a aussi eu le soutien de quelques médias étrangers, traités avec suspicion. Le correspondant de CNN, Ivan Watson, qui a été détenu trois heures jeudi pour avoir été trop loin dans une interview, a produit une vidéo qui ne parlait pas du voyage contrôlé, sans même mentionner son séjour au commissariat de police. Au lieu de quoi, ses interviews contrôlées et supervisées avec des électeurs se sont métamorphoses en une histoire d’unité des conservateurs, soutenue par les électeurs pour lui permettre de noircir sa page.
Le Financial Times a mis à la une un récit déformé de Najmeh Bozorgmehr et Monavar Khalaj, tiré de témoins oculaires qui a mutilé l’image plurielle de Téhéran, « les quartiers religieux et pauvres de Téhéran étaient animés vendredi mais le centre, l’ouest et le nord étaient largement désertés » pour la transformer en « Les Elections Législatives bénéficient d’une Grande Participation ». D’autres médias ont évité de réfléchir et ont choisi une présentation directe du message du régime, comme dans l’éditorial d’Al Jazeera English
Les autorités ont retardé la clôture du scrutin vendredi de cinq heures pour permettre à davantage de gens de voter, les bureaux de vote fermant à 11 heures du soir. Les médias nationaux iraniens disent que la participation au scrutin a été de 65% au niveau national.

Pourtant, pour quiconque faisait un peu attention, en dépit de toutes les difficultés à observer, les fractures du régime étaient évidentes. Au-delà de la présentation contrôlée des médias nationaux, les témoins oculaires, relatés par des médias comme Deutsche Welle, le Wall Street Journal et l’italien ANSA, ont indiqué la faible participation dans beaucoup de quartiers de Téhéran et d’autres villes.
Ces relations ont été soutenues par une source improbable. Le seul élément qui ne pouvait pas être forgé par le régime ce jour-là, au-delà de ces bureaux de vote vitrines, il y avait les gens. Alors les photographes de sites iraniens comme Mehr et ISNA, loin de confirmer l’histoire des plus de 60%, ont montré des électeurs éparpillés en beaucoup d’endroits. Alors même que les officiels iraniens prétendaient que la participation avait été forte en province, ils étaient démentis par les images, de Kerman à Ahvaz.
Il y a eu ces étapes téléphonées qui ont révélé l’invention. En début d’après-midi, les officiels iraniens disaient que la clôture du scrutin serait retardée. Evidemment, la raison invoquée était une participation sans précédent, mais, comme un correspondant d’EA l’avait prévu dès le matin, ces heures en plus étaient nécessaires pour gonfler une participation qui était tellement basse qu’elle en était inacceptable.
Alors, les media nationaux, deux heures avant la clôture du scrutin, avançaient que la participation avait franchi le seuil des 60%. De fait, il était précisément à 64.6%. Un nombre qui, s’il avait été exact, se serait rapproché comme par hasard des 65.5% dont Fars, plus tôt dans la semaine, avait prophétisé qu’ils se réaliseraient le vendredi.
Non, nous ne saurons jamais combien d’Iraniens ont voté vendredi. Mais, bien sûr, ce n’est pas le « vrai » chiffre qui compte ; c’est ce que les Iraniens croient que la participation a été. Inévitablement les supporters fervents du régime crieront à la « claque ». Les critiques du régime, souvent à l’étranger, à cause des risques encourus à parler, n’accepteront jamais le chiffre prétendu.
Mais ce sont tous les Iraniens qui se situent entre ces opinions qui comptent. Donneront-ils la légitimité que le régime implore, dans l’espoir de balayer tous les doutes sur juin 2009 ? Accepteront-ils, au moins passivement, que le gouvernement, quelque soit la forme qu’il adoptera après le grand remaniement dans les semaines à venir, et le guide suprême aient le droit de gouverner ?
Ce sont des questions qui ne trouveront probablement pas de réponse dans l’exaltation des 64.6% ou dans tout autre chiffre encore plus exalté. Pour l’instant, le vote sera dépassé par les tensions économiques et politiques qui ne peuvent être balayées par les déclarations de forte participation, ou, peut-être, par l’évocation des ennemis toujours présents de l’Iran. Même si le régime avait pu faire sortir son peuple vendredi, pourra-t-il toujours le faire si les problèmes économiques et politiques perdurent ?
Un instantané, négligé des médias internationaux mais certainement remarqué en Iran, s’est détaché vendredi. L’ancien président Hashémi Rafasandjani, dont le futur fait l’objet de toutes les spéculations, n’a donné qu’une légitimité de surface au régime en votant. Il a voté en grimaçant, pas en souriant, puis il a déclaré : « Si Dieu le veut, les résultats des élections sont la volonté du peuple et de ce qu’ils ont mis dans les urnes. »
Par cette déclaration, Rafsandjani fait savoir qu’il n’oubliera pas ce qui s’est passé lors des élections présidentielles de 2009. Mais il a fait encore plus : son évocation de la fraude ne se limitait pas uniquement aux élections passées ou présentes. Il parlait de la fraude des dirigeants qui n’ont fait que parler de « ce que veut le peuple » et ne s’en sont plus occupés par la suite.
Et c’est là, maintenant que les caméras se sont éteintes après le spectacle de vendredi, le principal problème, et il faudra plus que l’invention d’un nombre pour s’en occuper.

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