Monsieur Alain Gresh,
Dans une note publiée sur votre blog le 24 octobre dernier, vous avez formulé le souhait de "verser au dossier" un récent article de Monsieur Sasan Fayazmanesh paru sur le site Counterpunch. Sa contribution devait permettre, selon vous, de mieux comprendre l’appréciation que la gauche pouvait porter sur le régime iranien et d’avoir un regard plus objectif ou du moins actuel sur la place de la religion dans le mouvement politique. A travers cet article, vous avez ainsi souligné le fait que l’action du régime iranien devait se jauger dans le cadre (historique) des combats anticolonialistes ou anti-capitalistes et dans un contexte de recul des idées marxistes. Vous avez ensuite fait le parallèle avec le cas irakien et rappelé qu’une partie de la gauche radicale américaine s’était ralliée à l’intervention militaire de 2003, au nom du renversement des dictatures (et ceci comme une mise en garde indiquant que tout soutien aux sanctions pourraient nécessairement conduire à une nouvelle aventure miliaire au Moyen-Orient).
Lecteur assidu de vos contributions et suivant votre combat pour la défense du peuple palestinien depuis 1992, j’ai toujours pensé que vous représentiez ce que le journalisme pouvait faire de meilleur. Engagement, qualité de l’information et objectivité étaient selon moi les principales qualités qui caractérisaient vos contributions. Pourtant, à la lecture de votre note "versant au dossier" les propos de Monsieur Sasan Fayazmanesh, j’ai décidé de vous écrire pour vous faire part de ma consternation. Je suis un iranien résidant en France depuis plus de 20 ans et c’est uniquement à ce titre que je me permets de vous répondre.
Le monde change rapidement et très souvent de façon violente et injuste. Face aux nouveaux déséquilibres engendrés par la mondialisation, face aux nouvelles complexités aboutissant à des situations de profondes injustices, l’urgence pour la gauche, au sens large, n’est pas de persévérer dans le maintien de forteresses idéologiques ou de s’ériger en donneuse de leçon en s’aventurant dans l’accumulation d’analogies faciles (Irak de 2003 et Iran de 2009) pour justifier des positions stéréotypées ou revendiquer des étiquettes politiques (« gauche radicale », « progressiste »).
La gauche, que ce soit dans le cas iranien ou dans d’autres points chauds du globe, doit sans cesse se remettre en cause pour tout d’abord comprendre et analyser ces complexités et ensuite organiser sa réponse et son action en ayant comme seule obsession la défense de l’essentiel, à savoir son humanisme. Il ne reste plus rien de la gauche lorsqu’elle perd son humanisme comme ligne directrice et lorsqu’elle se recroqueville sur des certitudes et des stéréotypes caricaturaux.
La République Islamique d’Iran, qui, selon l’avis même de l’un de ses fondateurs, l’Ayatollah Hossein-Ali Montazeri, n’est plus ni une république, ni islamique, est devenue une véritable dictature militaire. Ce qui est frappant dans le texte de Monsieur Sasan Fayazmanesh ainsi que dans votre note introductive, est l’insupportable banalisation des crimes ignobles commis par un Etat souverain. Il est sidérant de constater le peu de place fait à la souffrance des hommes dans l’argumentaire de Monsieur Sasan Fayazmanesh et cet insupportable relativisme sur l’échelle du mal. Ce n’est pas parce que les positions catastrophiques du clan néo-conservateur américain, mises en œuvre sous la présidence de George W. Bush ont abouti à la tragédie irakienne ou que les gouvernements successifs israéliens ont systématiquement et tragiquement privilégié l’affrontement et l’humiliation du camp d’en face qu’il faut aujourd’hui penser que soutenir une démocratisation de l’Iran est forcement suspecte car elle servirait indirectement les intérêts stratégiques des Etats-Unis et d’Israël! En quoi est-il paradoxal de critiquer aujourd’hui la politique d’intransigeance israélienne et de s’opposer en même temps à l’idée que le Liban puisse structurer sa résistance contre (et demain sa coexistence avec) Israël autour d’une milice entièrement armée, formée et financée par le régime iranien (le Hezbollah) ? Le Liban n’aurait-il donc pas le potentiel d’être un pays souverain et libre et de se débarrasser des caprices d’un régime iranien à bout de souffle mais qui peut à tout moment, comme en 2006, remettre ce pays à feu et à sang juste en incitant le Hezbollah à tirer quelques rockets sur les quartiers résidentiels israéliens?
Pensez-vous vraiment que les 3 millions de manifestants qui sont descendus dans les rues de Téhéran le 15 juin 2009, que les étudiants qui ont bravé tous les dangers pour se soulever contre l’oppression, que les femmes qui ont héroïquement fait trembler le carcan idéologique de cette redoutable dictature étaient téléguidés depuis Tel Aviv ou Washington ou avaient d’autres ambitions que de réclamer leurs droits les plus fondamentaux?
Quels faits ou prises de position font dire à Monsieur Fayazmanesh que le mouvement vert aurait comme objectif de promouvoir par le biais de ses lobbyistes et ses relais de l’ombre un scénario à l’irakienne inspiré de Monsieur Chalabi pour renverser le régime iranien ? Comment peut-il faire cet insupportable amalgame de critiquer Mme Shirin Ebadi lorsqu’elle a soutenu la démarche inédite des autorités américaines de sanctionner les hauts dignitaires du régime iranien non pas pour leur intransigeance dans le dossier nucléaire mais pour leur implication directe dans les violations systématiques des droits de l’homme ? Comment peut-il laisser entendre que cet accueil positif exprimé par Mme Ebadi pourrait signifier un rapprochement et un glissement subtil vers les positions américaines et israéliennes justifiant de ce fait l’ensemble de leurs politiques mises en œuvre au Proche et au Moyen-Orient et en particulier une prochaine intervention militaire en Iran ? Du fond de leur cellule, Heshmatollah Tabarzadi et l’Ayatollah Sayed Hossein Kazemeyni Boroujerdi (traduction en français), torturés, brisés et martyrisés, viennent d’ailleurs de remercier les autorités américaines et européennes pour avoir ciblé les dignitaires du régime en fonction de la gravité des atteintes aux droit de l’homme et de demander solennellement à toutes les organisations de défense des droits de l’homme de venir en aide aux prisonniers politiques en Iran et de poursuivre le régime de Téhéran devant les tribunaux internationaux compétents.
Le régime qui a réprimé avec une violence inouïe les manifestations de protestation contre le résultat de l’élection présidentielle de juin 2009, est en réalité une junte militaire qui s’affranchit désormais ouvertement et sans état d’âme de ses références religieuses de la période révolutionnaire. Persister à qualifier ce régime d’ « anti-impérialiste » ou même de « religieux », ou faire des parallélismes avec les mouvements anti-colonialistes des années 50 et 60, voire même avec le mouvement dirigé par Mohammad Mossadegh et aboutissant à la nationalisation de l’industrie pétrolière iranienne en 1951, serait méconnaître totalement la nature et l’objectif de ce régime. Les iraniens n’ont pas fini de s’en vouloir de s’être faits pris au piège de la théocratie érigée par l’Ayatollah Khomeini. Le charisme de ce leader religieux et son indiscutable capacité à cristalliser l’ensemble des forces révolutionnaires dans le but de faire renverser rapidement la dictature du Shah couplés au manque de maturité politique et à l’impréparation de la société à de tels changements, ont poussé les iraniens à franchir le pas pour le grand saut dans le vide. Mais les iraniens n’ont pas à rougir des idéaux de 1979 qui visaient l’avènement d’une société démocratique et juste. La dictature religieuse qu’est progressivement devenu le régime iranien n’a plus rien à voir avec les idéaux de 1979. Elle n’a de but en réalité que de pérenniser son existence et de jouir tranquillement des immenses ressources naturelles afin de satisfaire sa caste de rentiers.
Vous aviez fortement et brillamment critiqué dans les années 1990 les sanctions injustes et inappropriées frappant la population irakienne. Vous tentiez de démontrer qu’un autre chemin était possible pour éviter une nouvelle guerre dévastatrice au Moyen-Orient. Les événements tragiques qui ont suivi l’invasion de 2003 vous ont donné raison. Mais faire un parallélisme entre les sanctions frappant les dignitaires du régime iranien en raison de la situation des droits de l’homme avec celles imposée à l’Irak de Saddam Hussein est une grave erreur.
Le mouvement vert est un mouvement pluriel et moderne qui a l’ambition de réunir en son sein l’ensemble des forces pro-démocratiques comptant œuvrer pour le respect des droits fondamentaux des citoyens iraniens (liberté d’expression, égalité homme femme, liberté de la presse, lutte contre les discriminations ethniques, religieuses et politiques, etc.). Ce mouvement n’est pas organisé, n’a peut-être pas de plateforme politique ou de véritables leaders au sens classique du terme, mais il a spontanément et naturellement exprimé les revendications clés (comprendre non négociables) du peuple iranien jugulées systématiquement par les régimes successifs depuis le coup d’Etat anglo-américain d’août 1953. Ces revendications ne sont bien sûr pas nouvelles (la révolution constitutionnelle iranienne visait déjà l’instauration de la démocratie en 1905). Elles ne sont pas abstraites, issues de telle ou telle idéologie ou modèle politique, religieux ou sociétal (vous avez cité le marxisme et l’islam). Elles sont le fruit d’une maturation progressive des idéaux démocratiques de tout un peuple, catalysée par les transformations inéluctables de la société iranienne pendant ces dernières décennies (place des femmes, exode rural, niveau de l’éducation, ouverture vers le monde, révolution technologique (Internet), etc.). Elles se sont exprimées massivement à la suite à l’élection de juin 2009 et ont fait tombé le mur de la peur. Un régime tyrannique qui avait depuis 3 décennies refusé de se réformer pour respecter davantage les droits de ses citoyens, s’est trouvé soudainement débordé par cette vague de contestation. Le mouvement vert compte fondamentalement progresser vers la démocratie par la réforme. Il n’a pas privilégié une logique de changement de régime ou du moins s’est abstenu de le réclamer ouvertement lors des premières manifestations qui ont suivi l’élection de juin 2009. Or les contradictions et les faiblesses structurelles du régime iranien ne sont évidemment pas compatibles avec de telles avancées démocratiques, de surcroît dans une période où les événements semblent s’accélérer. Le régime qui règne actuellement en Iran a donc le choix de se réformer rapidement en vue de s’adapter à la volonté de sa population ou de disparaître à terme.
Dans ce contexte, réduire le mouvement vert aux prises de position de la diaspora iranienne serait une profonde erreur. D’ailleurs, jamais la diaspora iranienne n’a été aussi en harmonie avec les revendications des nos compatriotes en Iran. Le mouvement vert revendique haut et fort que l’un de ses objectifs premiers est d’éviter une nouvelle guerre dévastatrice au Moyen-Orient cette fois dirigée contre l’Iran car une telle guerre ne ferait que renforcer la répression contre la population orchestrée par la junte militaire au pouvoir et ruinerait définitivement tous les espoirs de réforme et de démocratisation de l’Iran. Affirmer que les campagnes organisées par le mouvement vert pour la défense des droits de l’homme en Iran seraient un tremplin pour justifier des sanctions accrues frappant la population ou pire encore, une nouvelle aventure militaire israélienne et/ou américaine serait également une profonde erreur. Cette idée s’apparente d’ailleurs à une double peine : ce sont les propos et les provocations répétées de Mahmoud Ahmadinejad (dont vous classez l’action dans la catégorie « anti-impérialiste ») qui attisent la tension et donnent l’impression de faire progresser la logique de guerre préventive et non pas les campagnes de défense des droits de nos compatriotes emprisonnés et torturés dans les prisons de la République Islamique !
Monsieur Gresh, observez les transformations profondes, le dynamisme et l’extraordinaire modernité de la société iranienne! Appréciez la bravoure et la détermination des jeunes et des femmes. Imprégnez-vous de la puissance des textes émanant tous les jours de nos héros détenus dans les prisons infâmes de la République Islamique. Portez un regard nouveau sur les forces en présence dans ce Moyen-Orient dont vous décrivez la complexité depuis de nombreuses années. N’ignorez pas l’immense potentiel du peuple iranien qui, malgré l’adversité et l’horreur, a su se tenir debout, rester digne et rétablir l’espoir. Saisissez l’opportunité historique de démocratisation d’un pays clé qui pourrait totalement changer la donne au Moyen-Orient.
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