Les prisonniers de Gorgan
Ce qui suit constitue les deux premières parties d’un rapport sur les bahaïs de Gorgan, une ville du nord de l’Iran, emprisonnés à la prison de RadjaI Shahr, située dans la ville de Karadj, dans la banlieue de Téhéran. Voici le dernier groupe, les prisonniers dont la seule faute est leur hétérodoxie religieuse.
Kourosh Ziari, le Thérapeute « heureux »
Kourosh Ziari est un homme de 50 ans, très heureux et très amusant. Il a fabriqué un jeu de jacquet avec du carton et des bouchons que l’on peut se procurer en prison ; il y joue avec tant de passion que je crois que c’est ce qu’il préfère à tout. Il jette les dés et il jure et fait rire à gorge déployée même son adversaire. Parfois, j’appelle cela « la thérapie heureuse » et quand je passe près de lui, je lui demande en blaguant « Vous êtes encore occupé Docteur, n’est-ce pas ? » Quand le dé ne lui est pas favorable, il crie très fort : « Oh non ! Cette fois, j’ai perdu la chance ! » C’est devenu une expression commune que tout le monde utilise dans notre cellule.
Il vivait dans la ville de Gonbad, proche de Gorgan, avec sa famille jusqu’à deux ans et demi auparavant ; il a alors été arrêté après avoir été convoqué à Gorgan. Il est intéressant de noter que le tribunal l’a condamné à cinq ans de prison sur la base de ses réponses à un questionnaire qui ne comportait que deux questions. D’après Kourosh, son avocat a objecté au juge Moghiseh le jour même, soulignant qu’il n’y avait que deux pages dans un dossier de 600 qui concernaient son client ! « Contrairement à certains qui nous accusent d’espionner ainsi que d’autres choses injustes, nous nous considérons comme des bahaïs iraniens et nous ne nous occupons pas de politique ou de renverser un quelconque régime. Notre regard ne se pose que vers les droits du citoyen. » Il ajoute qu’il a voté pour la première fois lors de l’élection présidentielle de 2009 et qu’il a voté pour Mir-Hossein Moussavi. Il croit qu’il a le droit de voter pour améliorer le futur de son pays.
Le moment le plus amer et le plus triste de la vie de Koroush a été l’accident de voiture de son plus jeune fils qui l’a laissé paralysé dès son enfance à cause d’une atteinte à la moelle épinière. Il a maintenant 20 ans, sa santé mentale est parfaite, il utilise un déambulateur et a besoin d’aide pour se mouvoir. « Mon fils ne me rend visite que tous les six mois à cause de son handicap physique ; le fardeau de s’occuper de tout ce dont il a besoin est retombé sur les épaules de sa maman » dit-il.
Koroush a commencé à fabriquer et à vendre des vêtements à force de travail ; aujourd’hui, c’est un commerçant connu et respecté dans la province du Golestan, au nord de l’Iran. Mais la meilleure nouvelle qu’il ait reçue en prison a été l’admission de son fils aîné, Farès, dans une université américaine où il pourra poursuivre ses études. Quand son fils a quitté le pays pour poursuivre ses études, Kourosh a peut-être ressenti le bonheur et la fierté d’un père dans sa solitude.
Maintenant, il distribue des rations de nourriture déshydratées aux prisonniers du couloir 12. Ces rations sont soit déshydratées, soit de la nourriture brute que les prisonniers cuisineront et consommeront pour suivre leurs régimes. Kourosh accomplit cette tâche avec beaucoup de soin et de persévérance ; quelquefois, il est obligé d'utiliser ses dons de comptable, exactement comme lorsqu’il travaillait, pour garder la trace d’une distribution équitable et pour satisfaire tout le monde.
Il souffre d’un disque lombaire et d’arthrose au genou et est toujours à la recherche de soins ; il apprécie cependant la sympathie et l’humanité de ses camarades de cellule, quelles que soient leurs croyances ou leurs affiliations politiques, et la solidarité sans faille dont ils font preuve. Il croit que le monde repose sur deux piliers, la récompense et le châtiment, et que ceux qui oppriment les autres au nom de Dieu finiront par payer pour leur cruauté.
Farahmand Sanaî, le plus humble des hommes, qui avait un rêve
Quelquefois, les rêves en prison prennent beaucoup d’importance, tant même qu’avant de vous le présenter, je préfère relater le rêve d’un homme de 48 ans dont le visage reflète tout ce qu’il a enduré. « C’est le meilleur rêve que j’ai jamais eu en prison, et j’ai senti que tous mes péchés passés m’étaient pardonnés » dit Farahmand Sanaï.
Dans ce rêve, il sentait qu’il s’envolait vers le royaume des cieux dans un vaisseau spatial de la taille d’un minibus avec 19 bahaïs de Gorgan arrêtés en même temps que lui, sous les mêmes accusations il y a deux ans.
Dans son rêve d’ascension, il voyait Abdoul Baha, le successeur du fondateur de la foi bahaïe, qui lui présentait le prophète de l’islam, Mahimet, son successeur, Ali et son petit-fils Hossein. Saluer tous ces personnages célestes et voir la clarté de leurs visages dans son rêve étaient très doux. Il a même vu Moïse dans son voyage au ciel en forme de rêve et lui a demandé pardon pour toutes les anecdotes qu’il avait écouté sur lui dans le monde temporel.
L’histoire de son rêve a peut-être un sens pour nous aider à comprendre la part de spirituel d’une personne qui a toujours été prêt, sereinement et de bon cœur, à aider tous les prisonniers politiques et les prisonniers de conscience.
Pendant qu’il purgeait sa peine, il a accepté divers missions volontaires comme la lessive, la coordination des heures de visite, être membre du conseil des prisonniers du couloir 12 pour aider ses camarades détenus.
Farahmand Sanaï est l’un des prisonniers de Gorgan qui évite catégoriquement l’implication en politique ; il croit que la politique de nos jours est synonyme de mensonges et de tromperie et qu’elle protège de son ombre de mauvaises actions. Son expérience de vie avec des prisonniers politiques l'a conforté dans son idée.
Il a trois filles de 22, 17 et 16 ans. Farhamand était ascensoriste ; il installait des portes automatiques après ses études universitaires. Il affirme que ses meilleurs moments en prison sont les visites de son épouse et de ses filles.
« C’est sûrement pour ça que tu as accepté de coordonner les heures de visite ! » lui ai-je demandé en plaisantant. « En fait, depuis que j’ai pris cette responsabilité, je m’accorde moins de temps qu’aux autres pour ne pas qu’ils pensent que je suis injuste envers eux » m’a-t-il répondu en souriant.
Farahmand Sanai a été arrêté en octobre 2012 avec son épouse Farahnaz Tebiani et d’autres bahaïs de Gorgan. Après un mois d’interrogatoires, son épouse a été libérée sous une caution de $50.000, mais Farahmand a été envoyé à la prison de Radjaï Shahr de sinistre mémoire. « Que demanderais-tu à ceux qui t’ont interrogé ou jugé si la situation était juste, claire et équitable, » lui ai-je demandé. Il m’a raconté une autre histoire intéressante. Il rapporte que lors des premiers jours après son arrestation et durant les interrogatoires, le téléphone de celui qui l’interrogeait a sonné et Farahmand a compris qu’il parlait à son fils. Après avoir raccroché, il a dit à Farahmand que son fils se plaignait que ses amis ne l’invitaient pas à leurs fêtes d’anniversaire et qu’il ne pouvait pas assister aux autres fêtes auxquelles il était invité. « A cause de ma profession sensible, je ne peux pas permettre à ma famille de se rendre à beaucoup de fêtes ou de beaucoup voyager. Si un jour, il y a un soulèvement ou un changement de régime, toutes les membres des forces de sécurité comme moi seront plus susceptibles d’être persécutés. » a-t-il dit.
Alors Farahmand, sincèrement et honnêtement lui a dit qu’il pourrait se réfugier chez lui avec sa famille si ce jour arrivait. S’il le désirait, Farahmand et sa famille seraient prêts à l’accueillir.
Celui qui l’interrogeait a été tellement surpris d’entendre ces paroles qu’il n’a peut-être pas pris son offre au sérieux, mais cet homme de Gorgan a prononcé ses paroles si doucement et si sincèrement que je n’ai pas mal à le croire.
Il décrit son humeur en prison comme joyeuse, bien qu’il soit extrêmement difficile pour ses filles d’affronter la coupure du lien affectif avec leur père ; chacune d’elles a des souvenirs inoubliables avec lui.
Pour répondre à une question sur sa vision de l’avenir de ses filles en tant que père, il a répondu sans hésitation : « J’ai longuement parlé avec elles et je crois que toutes ont une idée claire sur ses futures études et carrière : elles seront ingénieurs dans les projets de construction. »
Je l’ai interrogé sur sa journée la plus pénible en prison. Sans hésiter, Farahmand a mentionné le voyage de neuf heures que sa famille doit faire toutes les semaines de Gorgan à Karadj pour lui rendre visite. Il m’a dit : « Un soir, sachant que ma famille était en route pour me rendre visite, j’ai entendu qu’un bus qui allait de Gorgan à Téhéran avait eu un accident et était tombé dans une rivière avec tous ses passagers. Ça a été ma pire nuit en prison puisque c’était ce bus que ma famille prenait toutes les semaines pour me rendre visite. Je me suis tourmenté jusqu’à ce que j’apprenne que ma famille n’était pas dans ce bus. »
Ces voyages hebdomadaires des familles sont la pire inquiétude des prisonniers de Gorgān. Cette inquiétude ne fait qu’accentuer l’amertume de l’emprisonnement en exil. Presque tous, ont déposé des demandes de transfert dans une prison de leur ville Gorgan pour se débarrasser du problème. D’un autre côté, ils font montre de satisfaction dans leurs conversations. Ce fatalisme religieux et cette soumission à la volonté de Dieu prédomine peut-être parmi ceux qui n’ont commis d’autre crime que d’aider leurs coreligionnaires. Tous les prisonniers politiques et les prisonniers de conscience se considèrent comme les représentants d’une idéologie politique ou d’un courant intellectuel. Bien qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour jouer leurs rôles en traitant bien les autres, en respectant leurs droits et en faisant montre de valeurs morales pour impressionner les autres, la réalité de la vie quotidienne en prison pendant des années permet aux prisonniers d’évaluer leurs fois respectives par l’observation immédiate de leurs conduites dans les conditions les plus dures. C’est là que leurs convictions et leurs allégations sont testées au maximum. Les bahaïs de Gorgan ont réussi le test à cause de leur simplicité, de la pureté de leurs motivations, de leur volontariat au service des autres et parce que la profondeur de leurs convictions spirituelles est indéniable. Tous sont honnêtes, aiment leurs familles et cherchent toujours à servir les autres. C’est peut-être à cause de l’incapacité de quelques personnes au pouvoir à tolérer les autres idéologies, de leur déni des droits des minorités qu’eux et leurs coreligionnaires ont fini en prison, malheureusement.
En tant que journaliste et auteur de cet article, j’avais le devoir de décrire impartialement ce que j’ai vu et de raconter l’histoire de ce que j’ai ressenti durant les deux années que j’ai passées en prison avec eux. De mes conversations avec les habitants de Gorgan il résulte qu’ils admettaient tous que leur vie en prison et le sentiment de n’être pas discriminés par leurs codétenus avait été une expérience unique, une expérience qu’ils n’ont pu réaliser qu’en prison, ironiquement. La discrimination comme une ombre sale, avait plané au-dessus de leurs têtes et de celles de leurs coreligionnaires durant toute leur vie, et au-dessus de celles de tous ceux dont l’idéologie différait de celle des dirigeants de notre société.
La douleur de la discrimination est inoubliable, une douleur qui se transforme à tous les instants de la vie en un phénomène étrange dont on ne peut se séparer, la discrimination morbide qui a été abolie dans le monde d’aujourd’hui. La société civile tente de l’éliminer et de créer une nouvelle définition des relations entre êtres humains, et entre nous et notre créateur. A quelle distance nous situons-nous de notre but ?
Source : http://www.roozonline.com/persian/news/newsitem/archive/2014/october/30/article/-1de96b49be.html