dimanche 28 décembre 2014

L’obsédé sexuel qui m’a interrogée – Fereshteh Ghazi


Jusqu’à ce qu’elle soit assise les yeux bandés face à un mur dans une salle d’interrogatoire, Fereshteh Ghazi n’avait jamais imaginé être menacée de viol, ne s’était pas attendue à ce qu’on lui demande d’avouer des relations sexuelles illicites avec des gens qu’elle n’avait jamais rencontrés.

Des centaines de journalistes et de militants politiques ont été arrêtés en Iran, beaucoup ont été soumis à la torture pour avouer des crimes qu’ils n’avaient pas commis et emprisonnés dans des conditions inhumaines, souvent à l’isolement. Ces hommes et ces femmes ont été accusés d’immoralité, d’être des « ennemis de dieu », d’espionnage au profit des de gouvernements occidentaux « hostiles ». La journaliste et militante des droits humains Fereshteh Ghazi a été l’une des premières à parler publiquement de son calvaire, donnant à d’autres femmes reporters soumises à un traitement similaire le courage de raconter leurs histoires.

Saïd Mortazavi, alors procureur général de Téhéran, a ordonné l’arrestation de Fereshteh Ghazi et de plusieurs autres journalistes le 28 octobre 2004. Il a été par la suite suspendu de ses fonctions en 2010 après que trois gouvernements anti-gouvernementaux soient morts en détention à la prison de Kahrizak en 2009. Le 15 octobre 2014, il a fini par être démis de ses fonctions.

L’arrestation de Fereshteh Ghazi et de ses collègues, connue en Iran comme le « dossier des sites web » a beaucoup attiré l’attention des médias internationaux. Après leur libération, les journalistes ont refusé de se taire et ont parlé de ce qui leur était arrivé et des brutalités qu’elles ont subies en prison, y compris des menaces de viol et d’autres formes de torture mentale. Les journalistes ont raconté leurs expériences au bureau de surveillance de la constitution et à l’ancien responsable de la justice, l’ayatollah Hashemi-Shahroudi. 

IranWire a parlé à Fereshteh Ghazi des accusations dont elle a fait l’objet et des menaces de viol répétées.

Avant votre arrestation, imaginiez-vous être accusée de relations illicites ou d’immoralité ?
Non, à l’époque, c’était différent. Aujourd’hui, on menace couramment les gens de viol ou on les accuse de relations illicites qui n’existent pas ou d’actions immorales ; c’est utilisé pour torturer les détenus. A cette époque, on avait bien entendu dire qu’un journaliste arrêté ou un militant politique avait été accusé de choses comme des relations illicites ou d’avoir bu de l’alcool ou encore d’être drogué, mais comme ils n’en avaient jamais parlé, ce n’était pour nous qu’une rumeur. Je n’ai jamais imaginé que si j’étais arrêtée une telle chose m’arriverait.

Comment avez-vous réagi lorsque cela vous est arrivé ?
J’ai été choquée. J’ai été un moment prise de vertige et je n’arrivais pas vraiment à croire ce que j’entendais. J’ai fait une grève de la faim mais sans résultat. Rien n’a changé. Le juge Zafar Ghandi a dit : « Je vais vous montrer ce que nous faisons des prisonniers professionnels ! » Ils croyaient que les grèves de la faim étaient réservées aux prisonniers professionnels.

Comment a-t-il réagi en portant ces accusations ?
Je pense que plus que tout, c’était un obsédé sexuel et qu’il aimait porter ces accusations durant les interrogatoires. Je l’ai entendu dire par mes co-accusées interrogées par la même personne. Le ton de sa voix, sa façon de parler, les mots qu’il utilisait, rien de tout cela ne dénotait une personne normale.

Pouvez-vous nous dire ce qu’il vous a dit ?
Il voulait que j’avoue des relations illicites avec des personnes haut-placées à cette époque, depuis Mostafa Tadjzadeh, Ata’ollah Mohadjerani et Mohammad-Ali Abtahi jusqu’à Khatami lui-même. Je n’ai jamais rencontré certains d’entre eux, j’en ai rencontré d’autres uniquement brièvement. Mais il voulait que j’avoue avoir eu des relations illicites avec eux. Comme je n’ai pas répondu, il a commencé à parler de façon dégoûtante et énervante. Il parlait des relations illicites comme s’il feuilletait un porno.

Vous avez été contrainte à avouer ?
On m’accusait de deux choses et exerçait des pressions sur moi pour que j’en reconnaisse au moins une. Je devais accepter soit les relations illicites soit avouer que j’étais une espionne. J’ai avoué l’espionnage parce qu’il n’impliquait que moi. Si j’avais avoué les relations illicites, d’autres personnes auraient été impliquées.

Vous avez vu le visage de celui qui vous interrogeait ?
Au début, quand j’étais au « centre de détention secret », j’étais toujours interrogée les yeux bandés. Mais une fois, quand il m’a accusée d’immoralité, je me suis levée pour protester et j’ai retiré le bandeau. Il a donné un coup de pied à la chaise par derrière, mon visage a heurté le bras de la chaise et je me suis cassé le nez. Quand j’ai été transférée à la prison d’Evine, les interrogatoires se sont arrêtés. On voulait juste que j’avoue face à une caméra. Je n’avais pas les yeux bandés durant ces sessions. Après ma libération, j’ai compris que c’était le même homme qui avait interrogé mes co-accusées sous des noms différents, Keshavarz et Fallah. Un an et demi après l’arrestation, je me suis rendue à l’étranger ; à mon retour, j’ai été convoquée au ministère du renseignement. Et je l’ai vu, celui qui m’avait interrogée.

Mortazavi a-t-il assisté à certains de vos interrogatoires ?
Une fois, j’ai reconnu sa voix au centre de détention. En tant que journaliste, j’ai assisté à beaucoup de conférences de presse. Avant mon arrestation, il m’avait déjà interrogée une fois. Je connaissais sa voix et ses expressions. Après l’arrestation, il nous a interrogées plusieurs fois dans son bureau.

En tant que procureur, vous a-t-il personnellement accusée d’immoralité ?
Saïd Mortazavi essayait de ne pas dire ce genre de choses en public. Mais une fois, il a expulsé mon avocat de la pièce ; il est passé si près de moi que j’ai senti son souffle sur mon visage. Il m'a dit que tout ce qu’on m’avait dit lors des interrogatoires pouvait se passer. On m’avait menacé de viol à plusieurs reprises : « Il y a beaucoup d’hommes qui n’ont pas vu une femme depuis des années. On va vous mettre dans la même cellule qu’eux ». Ou bien : « Il y a beaucoup d’accidents en Iran. Votre mari sera écrasé par une voiture. » Etc. J’ai été choquée d’entendre Mortazavi dire que de telles choses pourraient se passer. Je voulais porter plainte contre celui qui m’avait interrogée mais le procureur disait la même chose que lui. Ils étaient de mèche.

En avez-vous parlé après votre libération ?
J’avais été très blessée alors j’en ai parlé publiquement. Je pensais que si ceux qui avaient été arrêtés avant moi en avaient parlé, j’aurais au moins évité le choc et j’aurais été mieux préparée aux interrogatoires. Je me souviens que l’atmosphère était si lourde que, lorsque je parlais à mes collègues de cette conduite inhumaine et des accusations d’immoralité, certains me disaient : « N’en parle pas. Ça peut te coûter cher. » Je demandais pourquoi il ne fallait pas que j’en parle. A ma libération, j’ai parlé, plus que du reste, des pressions exercées au travers de ces accusations d’immoralité. Je voulais que ceux qui risquaient d’être arrêtés après moi sachent au moins à quoi s’attendre et sur quoi porteraient les interrogatoires. J’abordais le sujet lors de réunions avec tous les officiels que je rencontrais.
J’avais l’impression que, si l’on abordait le sujet, on pourrait l’éviter. J’avais bien sûr tort. Cela a continué après nous et cela continue toujours.

Avez-vous mentionné les accusations d’immoralité et la façon dont les interrogatoires avaient été menés lors de votre entrevue avec l’ayatollah Hashemi-Shahroudi ?
Quand nous avons rencontré Monsieur Shahroudi nous a dit de ne pas parler des accusations d’immoralité abordées lors des interrogatoires et de nous en tenir aux accusations politiques. J’ai dit que c’était ma principale doléance. En tant que journaliste, je dois savoir pourquoi j’ai été accusée de relations illicites et pourquoi je ne devrais pas en parler. J’ai rapporté tous les détails. Je me sentais si mal que j’ai quitté la réunion en plein milieu. Plus tard, Monsieur Khatami a cité Monsieur Shahroudi disant : « elle se sentait si mal que cela m’a touché »

Qui vous a dit de ne pas parler de ces sujets ?
Quelques personnes qui avaient préparé la réunion. L’assistant de Monsieur Shahroudi. Même certaines de mes co-accusées, qui ne voulaient pas en parler à cause de l’atmosphère qui régnait. J’ai bien sûr tout décrit en détail.

Quelle a été la réaction de Shahroudi quand il a pris connaissance de ces choses?
La première chose que Shahroudi a dite était très intéressante : « Monsieur Mortazavi m’a dit que vous aviez fait des choses vulgaires sur internet. Vous avez publié des images vulgaires des imams chiites, de l’imam Khomeiny, du guide et même de Monsieur Khatami. Les ordinateurs sont mauvais. J’ai un ordinateur à la maison, mais quand je pars, je ferme la porte de la pièce à clé pour que ma fille n’y touche pas et ne soit pas touchée par le vice. »
Monsieur Shahroudi croyait réellement que nous avions créé ces images, par exemple, une de l’ayatollah Khamenei en sous-vêtements, et que nous les avions postées. Voyez plutôt, le responsable de la justice ne connaissait pas les détails d’un dossier dont le monde entier parlait. Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU de l’époque en avait parlé.
Quand nous avons commencé à parler, il était clair qu’il était choqué. On nous avait donné une demi-heure, ensuite nous devions nous rendre à une réunion, une session de conseil suprême de la révolution si je ne me trompe pas. Mais la réunion s’est poursuivie tandis que nous parlions. Monsieur Shahroudi n’a pas assisté à la réunion et a continué à nous écouter attentivement.

La réunion a-t-elle apporté quelque chose ?
Après la rencontre avec Monsieur Shahroudi, nous n’avons plus été convoquées par Mortazavi et on lui a retiré le dossier. Entre notre libération et notre rencontre avec Shahroudi, j’ai été convoquée et interrogée par Mortazavi 13 fois.

Après cette rencontre, vous avez assisté à une session du conseil constitutionnel et vous leur avez parlé des interrogatoires. Quelle a été leur réaction ?
Nous avons rencontré le conseil constitutionnel avant Monsieur Shahroudi. Monsieur Khatami avait chargé le conseil de réviser notre dossier. Nous avons expliqué les problèmes en détail au conseil, des accusations d’immoralité et de sécurité, des accusations d’espionnage aux conduites illégales, des arrestations illégales au centre de détention secret et tout ce qui s’y est passé ainsi que plus tard à la prison d’Evine. Ils ont été profondément touchés.
Mais je me souviens encore de quelque chose pendant cette réunion qui me fait sourire amèrement quand j’y pense. Imaginez, nous avions tout expliqué : les menaces de viol, les menaces d’arrestation ou de meurtre pour les membres de nos familles, les accusations de conduite immorale et d’espionnage, les coups, mon nez cassé. Et soudain, Hashemzadeh Harissi, qui est aussi membre du conseil des experts, m’a interrompu pour me demander : « Madame Ghazi, je n’ai qu’une question : la personne qui vous interrogeait était-elle un homme ou une femme ? »

En ce moment, beaucoup parlent d’expériences similaires. Quand vous entendez parler des personnes récemment arrêtées, cela vous rappelle-t-il votre propre expérience ?
Pour vous dire la vérité, je me sens amère et blessée. J’ai ressenti cela dans ma chair et dans tous mes os. Je suis triste que les efforts de divulgation de mes collègues et les miens, pour que les autorités arrêtent ce processus n’aient mené à rien. Malgré toutes les pressions et les risques, nous ne nous sommes pas tues. Nous avons donné des interviews et nous sommes adressées aux autorités. Certains n’ont pas eu confiance et n’ont pas aimé ce que nous disions. Ils nous ont demandé de nous taire et de ne parler que des interrogatoires sur les sujets politiques et sécuritaires. Nous n’avons pas suivi leurs conseils et avons continué à parler.
Malheureusement, nous avions tort et cette méthode perdure toujours.

Source : http://en.iranwire.com/features/6150/

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