18 avril 2010
La Route qui descend la colline de la prison d’Evine
Nooshabeh Amiri
Quand on me demande combien de temps mon mari est resté en prison, je réponds six ans, deux semaines et quelques heures. Pourquoi autant de précision dans ma réponse ? La réponse est simple mais la comprendre plus difficile. Il faut avoir l’un des siens prisonnier, qu’il soit libéré, qu’il vous raconte ce qu’on lui a fait, que vous ayez pleuré avec lui et l’ayez même raccompagné un soir lugubre à une prison comme celle d’Evine pour comprendre ce que les familles iraniennes dont l’un des membres est emprisonné endurent en ce moment
Mon mari a été relâché en 1988 en même temps que quelques centaines d’autres prisonniers, restant de milliers qui n’avaient pas eu cette chance et avaient été exécutés. Relâchés n’est pas le mot pour ceux qui quittaient Evine. Il serait plus adéquat de dire qu’Evine était une chaîne de montage ; une fois les opérateurs sanglants rassasiés du sang des résidents, elle se débarrassait des êtres humains qu’elle contenait. Chaque personne franchissant le dernier poste de la chaîne de montage était étiqueté « libéré »
Ils m’ont appelée tard le soir pour me dire d’apporter une garantie ou une sorte quelconque de caution le lendemain matin de bonne heure.
Nous avons demandé la raison de l’heure tardive de l’appel ; la réponse fut : parce que c’est comme ça.
La recherche d’une caution acceptable pour le lendemain, c’est une autre histoire. Pour faire court, je me contenterai de dire qu’ils n’ont accepté notre garantie, notre caution non pas le lendemain matin mais deux semaines et quelques heures plus tard. Notre prisonnier ne fut bien sûr relâché le lendemain que pour quelques heures, pour servir de relais de relations publiques pour démontrer qu’il faisait partie de la très médiatisée « amnistie générale ». Il a dû revenir en prison le soir même, comme tous les autres, jusqu'à ce que les papiers soient en règle.
Ils nous ont dit que les papiers ne prendraient que quelques heures, en fait ce furent les deux semaines dont j’ai parlé.
Pendant ces deux semaines, mon mari revint à la maison chaque matin et retourna à Evine chaque soir. Le matin, nous vivions, mais, à l’approche du soir, tout le poids du monde nous tombait sur les épaules. Le soir, nous commencions à nous habiller, petit à petit mais à contrecœur. Nous faisions tout pour retarder le moment fatidique en faisant beaucoup de petites choses sans importances d’un bout à l’autre de notre petit appartement. Nous étions à la fois ensemble et séparés, chacun dans son monde avec des centaines de questions dans la tête. Nous reviendra-t-il demain ? Que se passera-t-il si c’est messieurs en décident autrement ? Est-ce là la dernière parcelle de liberté ?
Peu importe ce que nous faisions et comment nous le faisions, il nous fallait bien reprendre le chemin de la prison d’Evine. En chemin, nous nous parlions uniquement pour parler, communiquer et sentir notre présence réciproque. Il nous arrivait même de rire pour rien, par inadvertance. Nous tirions des plans sur la comète. Mais à l’approche de la dernière partie de la montée de la colline en haut de laquelle se trouve le portail, le silence l’emportait. On ne pensait qu’à une chose : est-ce le début d’une nouvelle séance de torture ? Nous ne savions pas et avancions comme des moutons vers l’abattoir, puis, après la « livraison » nous faisions demi-tour et nous en retournions dans une impuissance totale.
A la fermeture du portail d’Evine, nous étions complètement vidés. Cette image de lui se pliant pour entrer dans le bâtiment me hantera pour le restant de mes jours. Ses épaules tombantes, son dernier regard droit dans mes yeux, comme un pigeon rêvant d’une dernière goutte d’eau avant sa décapitation. Je m’asseyais derrière le volant, immobile, regardant dans le vide. Jusqu’à la tombée de la nuit. Alors, je tournais et entamais la montée de la colline, un effort infini qui essoufflait même la voiture.
De nos jours, les retours à la prison d’Evine semblent très différents. Dans le passé, nous devions être seuls. Personne n’avait le droit de nous accompagner au contraire d’aujourd’hui où les êtres chers s’alignent pour accueillir ou dire au revoir. Il n’y avait pas de bonbons pour se réjouir, pas de sucreries à partager. Mais l’histoire est quand même la même. Que pense l’épouse d’Abdullah Momeni’ rentrant chez elle après avoir déposé son mari à Evine ? A quoi ressemble Momeni en traversant la ligne qui sépare la rue de la prison ? Qu’est-ce qui lui trotte dans la tête en voiture pour se rendre à la prison ? A quoi pense-t-il ?
Oh, gardiens de prison, vous n’avez pas changé. Vous faites exactement la même chose qu’il y a trente ans. Les appels téléphoniques tard le soir, les cautions élevées, le rejet des cautions, des permissions courtes, etc. Mais aussi la même prison, les mêmes agents et les mêmes techniques de sécurité.
Mais nous, nous avons changé. Nous avons appris à ne plus nous laisser tomber. Aujourd’hui, l’épouse d’Abdullah Momeini est aussi triste que je l’étais en 1988 quand nous « rendions » ceux que nous aimions à Evine. Aujourd’hui, elle puise son énergie dans l’empathie d’une nation qui a traversé les champs de mines semés par ces « messieurs », une nation qui a perdu Neda, Sohrab, Kianoush et tant d’autres mais qui a retrouvé confiance et espoir. Oui, nous avons changé. Mais vous, vous restez les bouchers d’Evine. Maintenant, vous avez davantage de galons et d’étoiles sur les épaulettes, ou vous portez même des vêtements civils pour vous déguiser.
Alors, Fatemeh, ma sœur, ne sois pas triste. Abdullah ne sera pas sacrifié comme les prisonniers de 1988 le furent. A cette époque, nous étions seuls, aujourd’hui, nous sommes sans nombre.
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