mercredi 19 mai 2010

"Une génération détruite" de Farzad Kamangar


Oh tempête, range ta hache rouillée
Une jonquille veut fleurir
Un enfant veut aller dormir.
Oh fusils ! Silence, plus de bruit

Chère Madame …

Bonjour,
 
Vous me dites avoir aimé la lettre intitulée « Papa a donné de l’eau »* qui correspondrait à votre mentalité et votre état d’esprit. Pour être honnête, je l’ai écrite du fond du cœur pour mes élèves et ma propre enfance. J’ai couché mes rêves et mes aspirations sur papier. Mon enfance a eu une grande influence sur tous les aspects de nos vies.

Je ne me souviens d’aucun poème de mon enfance. On ne nous a jamais appris de poème. Je n’ai compris qu’après mes trente ans que j’aurais du recevoir un ballon de foot de mon père et j’ai du étendre les jambes pour que ma mère me chante une comptine. C’aurait été à nos instituteurs de nous apprendre à écrire des poèmes pour le soleil et le ciel. Nous aurions du mieux grandir avec les arbres. Nous aurions dû flotter au fil des rivières. Nous aurions dû voler dans le ciel avec les papillons…Nous aurions dû, nous aurions dû…

Au lieu de ça, la musique pour nous c’était les marches militaires, les poèmes des stands de tir et nous ne regardions pas le ciel par peur des hélicoptères de combat. C’est après mes trente ans que je ne connaissais aucun conte enfantin. Je ne savais pas que les enfants s’assoient et écoutent leurs grands-parents leur raconter les histoires du lapin courageux et du vilain petit canard avant d’aller se coucher. Je ne savais pas que les enfants devraient vivre et grandir avec leurs rêves. La fin de nos histoires c’était le décompte des morts dans les montagnes ou le rapport des heures de combat.
 
Croyez-moi, ils ne nous ont pas laisser être des enfants. C’est peut-être pourquoi, à l’âge de trente ans et quelques, j’aime toujours jouer à des jeux d’enfants. C’est peut-être pourquoi j’aime jouer avec les enfants et j’espère pouvoir encore le faire…
 
Ils ont volé à notre génération ses jeux, sa joie et son bonheur, c’est pourquoi je ne me rappelle rien de mon enfance. Vous allez me dire, si l’on retire de votre poème les manifestations, les cris et l’amour, qu’en restera-t-il ? Si l’on retire le printemps de la nature et la lune et les étoiles de la nuit, que deviendront-elles ?
Et dites-moi, si l’on retire son enfance que reste-t-il de cette personne ?

Chère …, à l’adolescence, au lieu de lire de la science-fiction, nous recherchions les statuts de certains partis politiques ou les méthodes de lutte armée. Nos cours parlaient d’histoire de la religion.

Chère …, mon enfance a débuté avec l’odeur du plomb, des balles et des coups de feu. Il ne reste rien de notre beau village et de toutes ses sources, rien que des ruines entourées de montagnes.

Mes souvenirs du village remontent à l’évènement suivant, je ne me souviens de rien avant.

Un jour, nous avons vu des jeunes armés envahirent notre village par toutes ses rues. C’était la première fois que je voyais un fusil. La première fois que j’ai vu une balle j’ai ressenti une peur étrange. Il n’était pas possible de compter les sources autour du village, ce que j’avais toujours voulu faire. Pas le temps d’attacher la balançoire au noyer de notre cour. Pas le temps de ramasser les mûres du mûrier derrière l’école. Plus le temps de ramasser les fleurs sauvages.

Notre seule loisir c’était de voir les blessés et les morts rapportés au village, d’écouter les sanglots des mères qui apprenaient la mort de leurs enfants et qui erraient de village en ville pour échouer chez nous. Des sanglots, des cris, du sang, l’odeur de la poudre, les psalmodies de « vive » et « mort à » avaient rempli l’espace de notre village et saturé notre enfance.

Un jour, on avait placé un jeune blessé sous un mûrier. Il n’y avait personne avec lui. Je m’approchais craintivement pour voir un jeune blessé. Il me demanda de l’eau. Ignorant que l’eau pouvait être dangereuse dans son état, je courus lui chercher un bol d’eau. Soudain, un de ses camarades se mit à me crier dessus. Je laissais tomber le bol d’eau et commençait à pleurer. Je me tournais vers Ebrahim, le jeune blessé, il souriait. Je n’ai pas compris la signification de ce sourire ce jour-là, mais depuis, l’image de son sourire me revient, même dans mes rêves. L’image ne me quitte pas. Peut-être se souvenait-il de sa propre enfance en me regardant. Depuis lors, j’ai regardé les enfants de notre terre avec envie et une boule dans la gorge. Je leur ai souri pour dépeindre ma propre enfance et leur futur.

Chère …, le jour où nous avons quitté notre village, un autre groupe est arrivé avec des armes et des uniformes différents. Personne ne pensait à notre école. Tout le monde pensait à des armes plus puissantes. Nous n’avions pas d’autre choix que de quitter le village et d’aller en ville. Cependant, là-bas aussi, il y avait les sirènes des ambulances et les corps des jeunes tués apportés en ville pour y être exposés. Ces images ne laissaient aucun répit à notre enfance et à notre adolescence.
Chaque soir après l’école, depuis les collines à l’extérieur de la ville, je regardais brûler les fermes céréalières enflammées par les fusils et les canons. Je m’asseyais et je regardais les chênaies brûler. Nous n’avions pas le temps d’être des enfants.

Plus tard, je suis devenu instituteur pour ne pas avoir à quitter les enfants et le monde de l’enfance. Je suis retourné dans les villages des montagnes Shahou pour voir Shahou blessée de près et lui venir en aide. Les chênaies avaient repoussé. La montagne était calme mais elle portait encore les souvenirs et les cicatrices de la profonde blessure subie.

La vie continuait. J’allais en classe avec passion et enthousiasme. Mais la pauvreté de la population, le chômage, les chaussures déchirées et les vêtements fatigués de mes élèves me préoccupaient. Je mourais mille fois dans la journée quand je regardais leurs visages douloureux. Je ne voulais pourtant pas porter témoignage de la mort des rêves de ces enfants.
 
Instituteur dans le couloir de la mort, Farzad Kamangar
Prison d'Evin
Mai 2010
 
*Baba Ab dad (littéralement, "papa donne de l'eau") est l'une des toutes premières phrases que les écoliers iraniens apprennent à lire et à écrire.

Texte traduit par Marthe Gonthier

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