Farzad Kamangar, instituteur condamné à mort, a écrit une lettre aux autres instituteurs emprisonnés. La lettre suivante a été publiée par l’Agence de Presse des Militants des Droits Humains (HRANA).
Il était une fois une maman poisson qui avait pondu 10.000 œufs. Seul un petit poisson noir avait survécu. Il vivait dans un ruisseau avec sa mère.
Un jour, le petit poisson dit à sa mère : « Je veux m’en aller d’ici. » Sa mère demanda : « Pour aller où ? » Le petit poisson répondit : « Je veux aller voir le bout du ruisseau. »
« Soyez forts, camarades »
Il était une fois une maman poisson qui avait pondu 10.000 œufs. Seul un petit poisson noir avait survécu. Il vivait dans un ruisseau avec sa mère.
Un jour, le petit poisson dit à sa mère : « Je veux m’en aller d’ici. » Sa mère demanda : « Pour aller où ? » Le petit poisson répondit : « Je veux aller voir le bout du ruisseau. »
[Note du traducteur : Le Petit Poisson Noir est le titre d’une nouvelle pour enfants. L’histoire a été écrite en 1967 par l’instituteur dissident Samad Behrangui. Le livre a été interdit sous le régime du Shah. Il raconte l’histoire et les aventures d’un petit poisson noir qui n’observe pas les lois de sa communauté et part pour découvrir la mer. En chemin, il se bat courageusement contre des ennemis. Ce conte est un classique de la littérature iranienne de la résistance]
Salut, compagnons de cellule. Salut compagnons de souffrance !
Je vous connais bien : vous êtes l’instituteur, le voisin des étoiles de Khavaran*, les copains de classe de douzaines de personnes dont les écrits étaient en annexe de leurs procès, l’enseignant de ceux dont le crime était des pensées humaines. Je vous connais bien : vous êtes les collègues de Samad et d’Ali Khan. Vous vous rappelez bien de moi ?
[Note du traducteur : Khavaran est un cimetière à l’est de Téhéran où beaucoup d’opposants exécutés dans les années 80 ont été enterrés dans des fosses communes]
C’est moi, enchaîné à la prison d’Evine.
C’est moi, l’écolier tranquille, assis sur les bancs brisés de l’école, aspirant à voir la mer alors que je suis dans un village écolier du Kurdistan. C’est moi, qui, comme vous, a raconté les contes de Samad à ses écoliers, au cœur des montagnes de Shahou [au Kurdistan].
C’est moi qui aime reprendre le rôle du petit poisson noir.
C’est moi, votre camarade du couloir de la mort.
Maintenant, les vallées et les montagnes sont derrière lui et la rivière traverse une plaine. De gauche, de droite, d’autres rivières se sont jointes à elle et l’eau est maintenant abondante dans la rivière. Le petit poisson aime que l’eau soit abondante… le petit poisson voulait aller jusqu’au fond de la rivière. Il pouvait nager tout son soûl sans se cogner.
Soudain, il repéra un grand groupe de poissons, 10.000 et l’un d’entre eux dit au petit poisson noir : « Bienvenue dans la mer, camarade ! »
Chers collègues emprisonnés ! Est-il possible de s’asseoir derrière le même bureau que Samad, de regarder les enfants de ce pays dans les yeux et cependant de se taire ?
Peut-on enseigner et ne pas indiquer le chemin vers la violence aux petits poissons du pays ? Qu’importe qu’ils viennent d’Aras [rivière au nord-ouest de l’Iran en Azerbaïdjan], du Karoun [rivière au sud-ouest de l’Iran au Khouzestan],du Sirvan [rivière du Kurdistan] ou du Sarbaz Roud [rivière du Sistan-Baloutchistan] ? Qu’importe puisque la mer est notre destinée commune pour nous unir tous ? Le soleil est notre guide. Nous serons récompensés par la prison, d’accord !
Est-il possible de porter le lourd fardeau de l’enseignement, d’être responsable de semer les grines du savoir et de cependant se taire ? Est-il possible de voir les bouchées traverser la gorge des écoliers, d’être témoin de leurs visages émaciés et faméliques et de se tenir tranquille ?
Est-il possible de vivre cette année sans justice ni équité et de s’abstenir d’enseigner le E de l’Espoir, le E de l’Egalité, même si ces enseignements vous font atterrir à la prison d’Evine ou vous conduisent à la mort ?
Je ne peux concevoir enseigner au pays de Samad, de Khan Ali et d’Ezzati et ne pas rejoindre l’éternité de l’Aras*.Je ne peux concevoir être témoin de la douleur et de la pauvreté du peuple de cette terre et ne pas donner nos cœurs à la rivière et à la mer pour qu’elles rugissent et débordent.
[Note du traducteur : l’Aras est une rivière au nord-ouest de l’Iran formant la frontière avec l’Azerbaïdjan. Samad s’y est noyé l’été 1968. Certains ont considéré suspectes les circonstances de sa mort et ont accusé les agents du régime du Shah de sa mort]
Je sais qu’un jour cette route rude et inégale sera pavée pour les enseignants, et les souffrances que vous aurez endurées seront une marque d’honneur pour que chacun voit qu’un enseignant est un enseignant, même si son chemin est barré par le processus de sélection*, la prison et l’exécution. Le petit poisson noir, mais pas le héron, ont décerné cet honneur à l’enseignant.
[Note du traducteur : le processus de sélection ou Gozineh est destiné à écarter les enseignants et d’autres fonctionnaires sur les bases de leurs points de vue idéologies, politiques et religieux]
Le Petit Poisson nageait calmement dans la mer et pensait : Ce ne m’est pas difficile d’affronter la mort, ce n’est pas regrettable non plus.
Grand-mère Poisson finit son histoire et dit à ses 12.000 enfants et petits-enfants qu’il était l’heure de se coucher. 11.999 petits poissons lui souhaitèrent bonne nuit et allèrent au lit. La grand-mère aussi alla dormir.
Un petit poisson rouge n’arrivait pas à dormir. Ce poisson était perdu dans ses pensées.
Un enseignant du couloir de la mort, prison d’Evine.
Farzad Kamangar
Avril 2010
Avril 2010
Explication de Farzad Kamangar sur le titre de sa lettre:
Il y a huit ans, la grand-mère de l’un de mes écoliers, Yassin, du village de Marab écoutait la cassette de l’histoire de l’enseignant Mamousta Ghoutabkhaneh. Elle me dit ensuite : « Je sais que ton sort, comme celui de l’enseignant qui a écrit et enregistré ce poème, c’est d’être exécuté ; mais sois fort camarade ». La grand-mère a prononcé ces paroles tout en tirant sur sa cigarette et en regardant les montagnes.
Il y a huit ans, la grand-mère de l’un de mes écoliers, Yassin, du village de Marab écoutait la cassette de l’histoire de l’enseignant Mamousta Ghoutabkhaneh. Elle me dit ensuite : « Je sais que ton sort, comme celui de l’enseignant qui a écrit et enregistré ce poème, c’est d’être exécuté ; mais sois fort camarade ». La grand-mère a prononcé ces paroles tout en tirant sur sa cigarette et en regardant les montagnes.
Version anglaise et persane: http://persian2english.com/?p=9881
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