« A l’époque, je croyais vraiment que la république islamique nous apporterait l’indépendance et la liberté. » Cette époque, c’est 1978 et cet espoir appartenait à Shirine Ebadi , qui avait 31 ans alors et était juge au tribunal de Téhéran. Sa ferveur révolutionnaire était si solide qu’elle a aidé à envahir le ministère de la justice, l’un des nombreux actes de révolte qui ont finalement renversé le shah et installé l’ayatollah Rouhollah Khomeiny en tant que guide suprême de l’Iran.
« Ce qui arriverait à notre Iran bien-aimé, personne ne le savait. » écrit Madame Ebadi dans « La Cage Dorée » son dernier livre « mais le futur semblait plein de promesses. »
Le futur, en fait, était plein de fanatisme religieux du 7ème siècle et de répression politique brutale. Madame Ebadi a maintenant 63 ans et s’est vue décerner un prix Nobel pour sa défense des victimes de la république islamique et elle n’est plus révolutionnaire. Elle est subversive et courageuse, c’est sûr. Mais à l’heure des soulèvements au Moyen-Orient, alors qu’une nouvelle révolution iranienne serait la plus importante à ce jour, elle fait preuve de prudence et de gradualisme.
« Certains pensent qu’il faut rejeter la constitution et en faire une autre, c'est à dire faire la révolution. Bien entendu, je suis intimement convaincue que cette constitution n’est pas démocratique, mais je cherche des moyens pragmatiques… Il nous faut apporter le pouvoir au peuple graduellement. »
Lors de deux conversations cette semaine à New York et à Washington, Madame Ebadi dit, par le truchement d’un interprète, qu’elle craint un scénario à la libyenne, dans lequel les dirigeants iraniens agiraient comme Moammar Gadhafi. Elle s’inquiète : « Toute tentative pour mettre fin à leur domination entraînerait un bain de sang… Je préfère les solutions qui exigent le moins de sang, je suis défenseur des droits humains. C’est pourquoi je veux trouver des moyens qui ne nuisent pas à la population. »
Madame Ebadi préfère se concentrer sur des pressions politiques et légales pour obliger le gouvernement iranien à respecter les nombreux droits accordés par la constitution et qu’ils feignent d’ignorer. Par exemple, le droit des minorités ethniques – Azéris, Baloutches, Arabes et autres – d’enseigner leurs enfants dans leur langue. « C’est le premier pas, demander l’application de ces lois. Après, le peuple se fortifiera graduellement. Il pourra continuer d’avancer. »
Une résistance obstinée, pas d’action grandiose, voilà la façon de faire de cette avocate. Les khomeinistes l’ont viré du siège en 1980 parce qu’elle était femme, la nommant secrétaire du tribunal qu’elle présidait. Au début des années 90, elle a créé un cabinet d’avocats consacré à la représentation des plus faibles – réfugiés, femmes, enfants. Elle s’est chargée des dossiers d’intellectuels, d’étudiants et d’autres que le régime avait qualifiés de zedd-e enghelab, de contre-révolutionnaires. Il s’agissait souvent de représenter des familles de personnes poignardées chez eux par les agents du gouvernement, par exemple, ou abattus à la cité universitaire.
Son travail l’a amené en prison pendant 23 jours en 2000 et a failli lui coûter la vie. Cette même année, en regardant les dossiers du ministère du renseignement pour préparer un procès, elle a trouvé son nom sur la liste des intellectuels à assassiner en dehors de toute procédure judiciaire. Son assassinat a été annulé par le président iranien de l’époque, Mohammad Khatami, avant qu’il ne soit perpétré. Dix ans plus tard, elle vit en exil (principalement à Atlanta) ; elle n’est pas rentrée en Iran depuis juin 2009 par peur d’une arrestation certaine. Son mari et sa sœur y vivent toujours et ont été arrêtés pour lui mettre la pression. Ils ont été libérés depuis mais sont interdits de sortie du territoire.
Madame Ebadi considère néanmoins que la meilleure façon de changer l’Iran est de travailler à l’intérieur du système, comme elle le faisait, entre tribunaux et ministères. De ce point de vue, sa vision est similaire à celle de Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karroubi, les personnalités les plus en vue de l’opposition. Tous deux anciens fonctionnaires, Messieurs Moussavi et Karroubi ont été candidats aux élections présidentielles de juin 2009. Depuis que la révolution a été volée par Mahmoud Ahmadinejad, les deux hommes ont plaidé pour une réforme en profondeur et non pour la révolution.
Les deux sont assignés à résidence depuis février, quand ils ont tenté de conduire les défilés de solidarité avec les démocrates de Tunisie et d’Egypte. Durant les 10 semaines où ils ont été confinés et réduits au silence, l’opposition iranienne a semblé être en rémission, sans vraies manifestations ou défections diplomatiques.
Mais Madame Ebadi dit que l’opposition iranienne est en fait « devenue plus forte ». Elle soutient que « le mécontentement augmente de jour en jour » et mentionne plus spécialement l’économie : « Le prix de la nourriture à Téhéran est deux fois celui de New York. » Elle cite un rapport récent du Fond Monétaire International qui spécifie que l’économie de l’Iran ne connaîtra pas de croissance mais une inflation de 22% et aussi une déclaration récente du parlement disant que le chômage dépasse les 30%.
De plus, dit-elle, le gouvernement Ahmadinejad se tire une balle dans le pied en arrêtant les subventions sur la nourriture et le carburant. D’autres ont interprété cet arrêt des subventions comme un signe de confiance du gouvernement. Mais, dit Madame Ebadi, ils ont multiplié le prix du gaz naturel par 20 provoquant des manifestations devant le parlement.
Madame Ebadi est aussi optimiste sur l’opposition des organisations du travail, qui ont joué un rôle crucial dans la chute du shah à la fin des années 70s. « Ces deux dernières semaines, les travailleurs du complexe pétrochimique de Mahshahr ont fait grève et leur usine ne fonctionnait absolument plus. Durant tout le règne du shah, quand les travailleurs se mettaient en grève, la raison en était politique, leurs salaires étaient payés mais ils ne voulaient pas du shah. Mais maintenant ils disent « Nous avons faim. » et je pense qu’un ouvrier affamé parle plus fort. »
On peut bien sûr en débattre. Comme le politologue Francis Fukuyama l’a écrit, reprenant Samuel Hutington, les révolutions victorieuses de Tunisie et d’Egypte rentrent dans le modèle classique, conduites « non par les pauvres mais par les classes moyennes supérieures mobiles qui sont bloquées dans leurs aspirations. » Suivant ce raisonnement, les émeutes pour le pain ont moins de chance d’apporter les changements fondamentaux dont l’Iran a besoin. Alors que ce changement semblait possible à l’été 2009, les manifestants iraniens n’étaient en général pas des pauvres et leurs motivations semblaient plus politiques – Où est mon vote ? – qu’économiques.
Autre point fort de l’opposition d’après Madame Ebadi, le programme nucléaire du gouvernement dont l’impopularité ne cesse d’augmenter. « Ahmadinejad parle de l’énergie nucléaire comme d’une fierté nationale… mais ce n’est pas vrai. Les gens s’en moquent. »
C’est un revirement pour Madame Ebadi. En 2006, dans un éditorial du Los Angeles Times, elle avait écrit : « Bien que la grande majorité des Iraniens méprisent les durs du pays, ils soutiennent son programme nucléaire parce que c’est une source de fierté pour cette vieille nation à l’histoire glorieuse. »
C’était vrai « à l’époque » dit-elle maintenant. « Mais après que le conseil de sécurité des Nations Unies ait imposé des sanctions à l’Iran, que la violence du gouvernement ait augmenté, que la pauvreté ait augmenté, le peuple a découvert que la politique du gouvernement était mauvaise sur ce point. Maintenant, il s’en moque complètement. Il faut se souvenir que le peuple ne pense pas toujours la même chose, il change. »
L’argument le plus convaincant de Madame Ebadi qui est généralement optimiste concerne la Syrie. « Les gens sont très contents du soulèvement du peuple syrien…Une démocratie en Syrie coûterait un bras à l’Iran. Le peuple iranien serait très heureux du renversement de Bashar Al Assad car ce serait le début du renversement du gouvernement iranien. »
En ce qui concerne la politique américaine, Madame Ebadi déclare clairement dès le début « Une attaque militaire ou la menace d’une attaque militaire serait le pire. » Cette réponse colle avec les déclarations de Madame Ebadi depuis son prix Nobel en 2003. De concert avec le journaliste dissident iranien Akbar Ganji, elle a soutenu depuis des années que les Etats-Unis ne pouvaient rien faire de bien en Iran.
En 2007, après que l’administration Bush ait alloué 75 millions de dollars pour soutenir la liberté et les droits humains en Iran, par des programmes de radio ou de télévision, des programmes d’échange et de soutien aux groupes de la société civile, Madame Ebadi avait écrit dans le New York Times « Les réformistes iraniens croient que le mieux que Washington puisse faire pour la démocratie en Iran est de les laisser tranquilles. »
Avec un nouveau président américain et un Iran soumis à la répression après les élections, elle a quelque peu édulcoré son point de vue. Elle minimise le fait qu’elle n’accepterait jamais de fonds non-iraniens pour son travail, mais elle veut que les Etats-Unis « permettent l’accès à l’information au peuple…Et je veux dire Internet plus que tout autre chose. »
Cela ressemble beaucoup au programme de l’administration Bush, alors je demande si l’information du peuple iranien doit comprendre le soutien aux journalistes iraniens et aux groupes de la société civile. Elle me répond : « Bien sûr ».
Elle soutient également les sanctions américaines et internationales contre les industries énergétiques d’Iran, bien qu’elle ait écrit en 2006 qu « imposer des sanctions de l’ONU à l’Iran serait également contre productif et pousserait l’Iran à quitter le traité de non-prolifération nucléaire. »
Et puis, il y a l’appel qu’elle n’a cessé de répéter, demandant à l’occident de faire des droits humains sa priorité et de presser l’Iran de respecter ses propres lois et les obligations des traités qu’il a signés. Le programme inclut la promotion du rapporteur spécial aux droits humains en Iran après des Nations Unies, exigeant la libération des prisonniers politiques comme son avocate personnelle Nasrine Sotoudeh, la militante étudiante Bahareh Hedayat et les dirigeants de la communauté bahaïe d’Iran et demandant à l’Iran de surseoir aux exécutions, quelquefois publiques, de criminels et de prisonniers politiques, plus de 100 rien qu’en Janvier.
Les Etats-Unis devraient sérieusement y réfléchir. Le département d’état parle de la liberté de l’Internet, mais depuis des années, il se contente de 30 millions de dollars alloués par le Congrès pour la promotion d’outils « évolutifs et testés en conditions réelles »permettant de circonvenir la censure. Sur les sanctions aussi, une loi forte est dans les cartons, mais l’administration Obama ne l’a pas vraiment appliquée. Rien que cette semaine, plus de 450 entreprises étrangères ont participé à la Foire du Pétrole Iranien à Téhéran pour étudier les industries iraniennes du pétrole, du gaz, du raffinage et de la pétrochimie.
Comme les évènements récents l’ont montré, les acteurs principaux du drame moyen-oriental seront les peuples de la région, pas les Etats-Unis. Alors, quel conseil Madame Ebadi peut-elle donner qux Tunisiens et aux Egyptiens en train de construire leurs propres états post révolutionnaires ?
« Habituellement, lors de toute révolution, le peuple se concentre sur celui qui veut le plus de pouvoir. Mais le plus important, ce sont les lois que l’on écrit durant cette époque. Que s’est-il passé en Iran ? De nombreuses lois mauvaises ont été votées durant les premiers mois. Mais à l’époque, nous pensions que ce n’était pas important, si le président était bon, on pourrait les changer ou les améliorer plus tard. Et nous avons eu un bon président [Monsieur Khatami], mais il n’a rien pu faire de ces mauvaises lois. »
Madame Ebadi, l’avocate prudente, sera peut-être encore en vie pour voir le jour où elle pourra réécrire ces lois.
Source : The Wall Street Journal http://online.wsj.com/article/SB10001424052748703983704576277373280750408.html?mod=googlenews_wsj