Je n’oublierai pas que, dans ce pays, les mots se changent parfois en « crimes » et en « péchés impardonnables » dès qu’on les prononce. La trace d’une plume sur une feuille blanche peut « troubler l’esprit du public » et conduire à des poursuites judiciaires. Exprimer ses pensées peut être considéré comme de la « propagande ». La sympathie peut être « conspiration » et une manifestation peut être traitée comme une tentative de « renversement [du régime] ». Les mots ont un poids légal alors il faut faire attention.
Je n’oublierai pas d’apprendre à mes yeux de ne pas croire tout ce qu’ils voient, à ma langue de ne pas tout répéter. Ce que j’entends chaque nuit n’est pas un cri, une vague ou une tempête. Chaque nuit, j’entends le son de « la poussière et de la saleté » qui tiennent la ville éveillée la nuit.
Je n’oublierai pas qu’en ville, il n’y a ni pauvreté, ni manifestations, ni inflation, ni chômage, ni injustice, ni faim, ni inégalités, ni oppression, ni tyrannie, ni mensonges et ni conduites immorales et contraires à l’éthique. Ce sont des mots utilisés et répandus par les ennemis.
A présent néanmoins, sous la peau de la ville, il se passe quelque chose qui souffle au poète ses mots, qui inspire un sujet et un scénario au metteur en scène, qui rend le courage aux aînés et l’espoir aux jeunes, quelque chose qui pousse les blasés et les désespérés à agir. A présent, le cœur du monde semble battre dans la ville.
C’est comme si Téhéran était devenu le Greenwich du monde; une référence. Personne ne dort avant que les habitants de la ville ne se couchent. Et avant qu’ils ne se réveillent, notre hémisphère ne voit pas la lumière du jour.
A présent, plus besoin de parcourir le monde pour savoir où le cœur fait mal, où l’éclaboussure de l’encre abandonne à la solitude. Plus besoin de se rendre dans les régions en crise pour trouver des sujets à photographier. Pour composer ou pour chanter, plus besoin de ressentir la douleur des Palestiniens, des Irakiens et des Afghans. Les notes et les rythmes s’accorderont à ceux des mères inquiètes de la ville. Le rythme profond de la musique s’accordera à celui de la bastonnade sur le dos et la tête du peuple.
A présent, le temps de juillet s’est mué en automne. Il raconte une forêt changée en désert. On voit tout, même si la télévision est aveugle. On entend tout, même si la radio est sourde. Les mots non-écrits apparaissent derrière les lignes noires des journaux, même si le journal est devenu muet. On sent, on comprend tout, même entouré des hauts murs épais d’Evine.
A présent, je n’erre plus seul dans les ruelles de notre ville. Mon cœur bat toujours sur la place Haft-é-Tir, sur les avenues Enghelab et Jomhouri. J’avais une fleur à la main ; je l’ai offerte aux mères en deuil de la ville.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement de la solitude d’Ebrahim à la prison de Sanandaj, ni de mes frères et sœurs solitaires dans les prisons de Sanandaj, Mahabad et Kermanshah. Leurs souffrances m’alourdissent le cœur. J’ai des douzaines de frères et sœurs emprisonnés ici. J’éclate en sanglots quand j’entends leurs hurlements. J’ai une boule dans la gorge quand je vois leurs visages douloureux et leurs vêtements déchirés. Je suis fier d’avoir de tels frères et sœurs.
La ville n’est plus cet endroit qui m’était étranger, terne, pollué, plein de hauts bâtiments. A présent, la ville est pleine de Nédas et de Sohrabs. Comme si, au bout de longues années, le « papillon de la liberté » avait traversé la ville, volant rejoindre le chœur du peuple.
Farzad Kamangar Prison d’Evine - 5 décembre 2009
Source: http://persian2english.com/?p=21684
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