samedi 28 mai 2011

Lettre de Zia Nabavi au responsable du conseil des droits humains de la justice iranienne


A Monsieur. Mohammad Javad Ardeshir Laridjani, responsable du conseil des droits humains de la justice iranienne.

La lettre que vous avez devant les yeux a une longue histoire. Quand je retourne en pensée en octobre 2010, date de mon exil à la prison Karoun, je revois les nombreux instants passés à envisager cette lettre. Il va bien sûr sans dire que la différence entre imaginer et écrire est importante. L’incertitude est une caractéristique de la conduite humaine qui crée souvent doute, suspicion et appréhension et qui entraine l’inefficacité

Ecrire une lettre n’est absolument pas facile. Chaque fois que je prends un stylo pour mettre sur le papier quelques lignes de critique, je me demande si c’est la bonne chose à faire, je me demande le but de cette action et si la situation pourra un jour changer. Je remets mon rôle en question : qui suis-je pour critiquer ? Suis-je capable d’exprimer mes pensées noir sur blanc ? Mes paroles auront-elles un poids ?

Croyez-moi, durant les mois qui ont suivi mon exil la prison de Karoun, j’ai souvent lutté pour savoir ce que je devais faire et comment réagir face à la situation inhumaine, insupportable et désastreuse de cette prison. Bien sûr, depuis mon arrivée, j’ai discuté la situation de la prison avec les autorités pénitentiaires et judiciaires, ce qui a eu quelques effets positifs. Mais la situation de cette prison est tellement hors du domaine de ce qui est considéré comme acceptable que je doute qu’en dépit de toute la bonne volonté des autorités pénitentiaires, le problème puisse être résolu. Il faut une nouvelle approche d’une autorité supérieure pour apporter les changements tellement nécessaires.

Mohammad Javad Ardeshir Laridjani, responsable du conseil des droits humains de la justice iranienne,

Je suis bien conscient qu’en lisant cette lettre, ce sont mes motivations à l’écrire qui détermineront votre réaction. J’ose espérer que cette lettre aura un effet positif, que vous lirez cette lettre avec empathie. Je réalise cependant que votre réaction à cette lettre est hors de mon pouvoir. Franchement, toute tentative de ma part pour défendre des motivations qui ne sont même pas claires pour moi serait pour le moins immorale et incorrecte. Peut-être vaut-il mieux que vous ignoriez totalement mes motivations et que vous la lisiez objectivement.

Je peux vous assurer, et c’est un euphémisme, que je n’ai pas exagéré mon exposé sur la situation dans la prison de Karoun. Il se peut que j’ai omis de signaler quelques uns des inconvénients, mais je n’ai rien écrit qui ne soit véridique. J’ai choisi de limiter mon rapport à mon expérience personnelle au bloc 6 de la prison de Karoun où je suis actuellement détenu.  Il va sans dire qu’en plus des problèmes généraux de ce bloc, j’évoque aussi les problèmes personnels liés à mon dossier. Comme mon dossier n’est pas le sujet de cette lettre, je n’approfondirai pas ce sujet.

Le problème le plus important auquel la prison de Karoun d’Ahvaz doit faire face, c’est sa surpopulation ; par exemple, dans le bloc 6 où je suis actuellement incarcéré. Si l’on se base sur le nombre de lits, ce bloc a une capacité maximale de 110 places ; en moyenne, il y a plus de 300 prisonniers en même temps, soit trois fois la capacité autorisée. Avec une telle surpopulation, il est évident que nous avons de nombreux problèmes pour faire tenir tout le monde, même debout, ce qui en oblige beaucoup à dormir par terre. (J’ai moi-même dormi sans lit pendant 6 mois). Un tiers des prisonniers dort dehors dans la cour et la totalité de l’aire de promenade est recouverte de couvertures. De plus, un grand nombre de prisonniers sont contraints de rester dehors jour et nuit, quel que soit le temps. Et quand il pleut durant la nuit, beaucoup de ces prisonniers sont forcés à trouver refuge dans les cuisines, les salles de bains et les toilettes de la prison. Croyez-moi, la simple observation de ces faits est horrible. En ce moment, la seule chose qui me réjouisse est d’être encore en vie. Je suis reconnaissant de n’avoir jamais eu à dormir dehors dans la cour ou dans les toilettes comme tant d’autres prisonniers.

La surpopulation de la prison a créé des problèmes pour l’intégration des prisonniers. Bien que le bloc 6 soit nommé « quartier de sécurité », il n’y a qu’un prisonnier sur six détenu pour des crimes politiques ou liés à la sécurité. Les autres détenus de ce bloc le sont pour vol ou crime lié à la drogue. L’une des trois salles de la prison a été dévolue aux prisonniers politiques et aux prisonniers détenus pour crime lié à la sécurité. Mais en dehors des quartiers de nuit, tous les prisonniers partagent la cour, les cuisines, les douches et les toilettes.

Les prisonniers inculpés de vols et de crimes liés à la drogue ont des problématiques qui leur sont propres comme la dépendance à la drogue, des maladies dangereuses et d’autres problèmes d’hygiène qu’on ne retrouve habituellement pas parmi les prisonniers politiques, ce qui rend difficile la promiscuité avec ces prisonniers.

Il convient de mentionner qu’il y a une autre prison à Ahvaz pour les inculpés de crimes financiers. Cette prison a une situation hygiénique bien meilleure et il aurait été, sans aucun doute, plus logique d’y incarcérer les prisonniers politiques et les prisonniers pour crimes liés à la sécurité.

La cour de promenade du bloc 6 mesure 8m x 15m ; en raison de la surpopulation, cela veut dire 3 prisonniers au mètre carré durant les promenades. Il faut avoir connu la prison pour comprendre la torture représentée par la privation de promenade où l’on peut un peu allonger ses jambes. De plus, la cour est couverte de solives de fer formant un réseau. Ce dispositif a été mis en place pour empêcher les évasions mais il limite le renouvellement de l’air et augmente la chaleur qui est déjà extrême durant les étés infernaux d’Ahvaz ; la cour se transforme alors en four. Il n’y a malheureusement pas d’ombre et les prisonniers sont donc exposés au fort rayonnement solaire. Le plafond en résille prive également les prisonniers du petit plaisir de regarder le ciel bleu et nous nous sentons comme des animaux en cage.

L’hygiène n’existe pas dans la prison. Que peut-on attendre de plus d’une prison aussi ancienne, surtout si l’on prend en considération la surpopulation et les types de prisonniers qui y sont détenus ? Certains prisonniers menaient une vie simple à l’extérieur et sont donc habitués à cette situation ; ils n’ont pas eu de problème pour s’adapter à leur environnement. Ces personnes ne prennent jamais de douche, ne changent pas de vêtements, n’utilisent pas de savon et marchent pieds nus, même pour aller aux toilettes ou ailleurs. Etant donnée leur présence, je suis sûr que vous commencez à vous rendre compte des conditions d’hygiène dans ce bloc. Les sanitaires du bloc 6 sont aussi très sales et en dessous des standards. Pour aller aux toilettes ou prendre une douche, il faut attendre des heures. L’eau de la douche est souvent froide. La salle d’eau consiste en une ligne de six vieux robinets qui s’écoulent dans une rigole hautement contaminée. Il est également étrange que les sanitaires soient utilisés pour différents usages. Essayez d’imaginer un espace de deux mètres carrés où quelqu’un se lave les mains, un autre boit de l’eau, un autre se brosse les dents, un autre fait la vaisselle, un autre fait ses ablutions, un autre se rase, un autre lave du riz pendant qu’un dernier se mouche. Même si y penser donne envie de vomir, ceux qui vivent cette expérience ne peuvent y échapper.

Un autre problème important du bloc 6 est le système des égouts. En raison d’un système d’égouts inapproprié, les prisonniers ont pris l’habitude de vivre en compagnie de rats et de cafards dans ce bloc. Il y a un problème plus sérieux, c’est que les égouts s’engorgent de temps en temps, se déversent dans la cour et recouvrent l’espace utilisé par les détenus pour dormir. L’odeur envahit tout l’extérieur et persiste pendant des heures. Honnêtement, de temps en temps, la contamination et la puanteur rendent tellement fous qu’une seule bouffée d’air frais semble un rêve inaccessible.

Bien que respirer le même air plein de fumée de cigarette que beaucoup d’autres prisonniers dans un espace confiné soit en soi une torture, quand il est mêlé à la puanteur des égouts il en devient encore plus insupportable ; surtout s’il commence à beaucoup pleuvoir car la cour se transforme alors en piscine et il est impossible de se rendre aux sanitaires et aux toilettes sans charrette.  Ce qui est déchirant, c’est que même si les égouts couvrent tout l’espace extérieur, les prisonniers doivent quand même y installer leurs affaires, y dormir et y manger.

Je ne parlerai pas de la nourriture en prison pour que mes observations ne soient pas interprétées comme des préférences personnelles. Il suffit de dire que l’honorable cuisinier de la prison ne prend même pas la peine d’éplucher les pommes de terre qu’il utilise pour cuisiner.  La prison procure rarement des fruits frais et, en moyenne, après beaucoup de discussions, chaque prisonnier bénéficie au mieux d’un kilo de fruits toutes les six semaines. Ce qui rend les maladies dues au manque de vitamines très courantes en prison.

Cuisiner en prison comporte toute une série de problèmes. Tout d’abord, il n’y a pas de réfrigérateur pour stocker le frais. Ce qui rend la cuisine problématique, surtout durant les mois chauds. Les réfrigérateurs de la prison ont été supprimés après que des inspecteurs y aient découvert de la drogue.  C’est un peu comme retirer tous les véhicules de la rue sous prétexte qu’on aurait découvert de la drogue dans l’une d’elles. La cuisine, en plus d’être sale, est très petite ; elle fait environ 3 mètres carrés.

Il existe également beaucoup de problèmes de communication. Les prisonniers n’ont  pas accès aux journaux ou aux magazines et n’ont pas le droit d’en recevoir de l’extérieur. La direction de la prison restreint également l’accès aux livres.  Je n’ai personnellement pas pu recevoir de livres qui m’auraient intéressés. Les livres ne posent pas de controverses dans les domaines de la philosophie, de la physique ou de la littérature. En ce qui concerne l’accès au téléphone, chaque prisonnier du bloc 6 a droit à trois minutes par semaine. Il va sans dire que trois minutes, ce n’est rien pour quelqu’un dont les êtres chers se trouvent à des milliers de kilomètres. Et même ces quelques minutes ont été supprimées pour tous les prisonniers en raison de circonstances imprévues. Les prisonniers sont au secret. J’ai été privé de téléphone à la prison de Karoun pendant longtemps, on m’a interdit de quitter l’endroit où je dormais et d’utiliser la bibliothèque de la prison.

Ce qui se passe derrière les murs de cette prison est  « indescriptible » et impossible à rapporter. Avant d’être forcé à le vivre, je n’en avais jamais fait l’expérience, je ne l'avais jamais  lu, je n'en avais jamais entendu parler. On n’a jamais dépeint une telle prison dans un livre ou un film. Il m’était inconcevable qu’un tel endroit puisse exister. Je suppose que cette tragédie vient du fait que certains sont obligés de passer tous les instants de leurs vies dans des conditions tellement insupportables, détenus dans un environnement petit, confiné et contaminé, surpeuplé de toutes sortes de prisonniers qui s’opposent. J’ai du mal à décrire un endroit manquant d’air frais ou d’un petit espace où les prisonniers puissent marcher un peu.

Durant les derniers mois que j’ai passés dans cette prison, j’ai parfois passé des jours et des nuits à mettre mes pensées et ma conduite en question, ce qui m’a amené à des conclusions surprenantes.  J’ai l’impression que ma vie glisse lentement d’un état où je vivrais comme un être humain à un état où je suis traité comme un animal. L’instinct de préservation et le désir de survie sont devenus mes principales motivations et mon souci principal. J’ai l’impression que rien n’existe que la survie. Quand je quitte la pièce par exemple, je prends grand soin à n’avoir de contacts avec personne. Si quelqu’un dormant dans la cour s’adresse à moi, je fais semblant de n’avoir pas entendu et je l’ignore brutalement. Quand je fais la queue pour les douches ou les toilettes, je lutte comme un humain préhistorique tout en tentant sans arrêt de limiter au maximum tout contact. Croyez moi quand je vous dis que je ne suis pas du tout chichiteux, j’ai l’impression qu’il faudrait même avoir peur de respirer ici. Durant les froides nuits d’hiver, quand je regardais deux ou trois prisonniers se tortiller sous une couverture humide et sale dans leur sommeil, j’étais choqué de mon manque de pitié et de compassion pour les autres. J’avais l’impression que j’avais complètement accepté que tel devait être le sort du monde et de l’humanité en général. Comment faire preuve de morale dans un endroit où les humains n’ont pas le courage, ne serait-ce qu’un instant, de se mettre à la place des autres ?

J’en ai peut-être dit assez, mais il reste tant à dire. J’ai peur qu’en dire plus ne rende cette lettre moins efficace, alors je n’en dirai pas plus. En écrivant cette lettre, mon espoir est de porter à l’attention des autorités les conditions catastrophiques pour que la situation de la prison de Karoun s’améliore. La situation est tellement malheureuse qu’on pourrait la décrire comme « à la frontière entre l’humanité et la barbarie. »

Zia Nabavi
Prison de Karoun, Ahvaz
Source : http://persian2english.com/?p=21915

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