mercredi 21 mai 2014

La honte que je porte en moi – Masoud Lavasani 20 mai 2014

  
   



J’avais six ou sept ans, je me rendais avec mes parents par l’allée tortueuse du quartier « Imamzadeh Yahya » chez mon grand-père. Une rue étroite avec un ruisseau au milieu qui longe le marché couvert « Pesteh Bak » qui sentait le pain frais chirmâl (galette au lait) et qui est si accueillant

Juste avant la ruelle pour arriver chez mon grand-père, il y avait de vieux bains publics avec dix à vingt marches qui descendaient au sous-sol où certaines scènes de Gheysar de Massoud Kimiaï ont été tournées. Il y avait aussi une petite mosquée relativement modeste pour l’époque. Un vieux mollah y disait ses prières quotidiennes. Au royaume de mon enfance, c’était un homme célèbre ; il portait une longue barbe blanche et un turban noir plein de dignité et semblait hors de portée.

On disait que ce mollah avait forcé des familles bahaïes à renier leur religion et à devenir musulmanes au plus fort de la révolution islamique de 1979.

J’ai entendu parler des bahaïs pour la première fois à cet âge. Quand j’ai grandi, je suis allé dans une sandwicherie. Sur la vitrine, il était écrit : « Cette épicerie appartient aux minorités religieuses. » J’ai demandé à mon père : « Qu’est-ce qu’une minorité religieuse ? »Il m’a répondu : « les chrétiens, les juifs et les bahaïs qui vivent parmi la majorité chiite. » J’ai questionné mon père sur les bahaïs. Il m’a expliqué qu’au contraire des chiites, ils croyaient que l’Imam Mehdi s’était manifesté et m’a raconté l’histoire de ses relations avec les bahaïs.

Avant la révolution, mon père avait un ami bahaï né d’une famille chiite. Cherchant à s’informer sur la religion bahaïe, il a questionné son ami sur sa foi et ses traditions religieuses. Mon père m’a dit qu’il était bizarre dans sa famille d’avoir un ami bahaï, surtout qu’il ignorait auparavant ce qu’était un bahaï. Même avant la révolution, beaucoup de propagande négative circulait sur les bahaïs. Les illettrés ignorants croyaient en général que les bahaïs n’interdisaient pas le mariage entre frères et sœurs.

Mon père avait appris de son ami quelques-unes des traditions et des croyances de la religion bahaïe mais, plus que tout, il était attiré par l’idée que les bahaïs ne mentaient pas.

Mon père partageait avec moi sa perception de musulman chiite, mais j’ai compris que, si les bahaïs ne mentaient pas, c’était dû à leur côté humaniste et attentionné.

C’est pourquoi je n’ai jamais prêté attention à la propagande hostile aux bahaïs.

Les années ont passé et je n’ai pas rencontré de bahaï jusqu’en 2009, lorsque je me suis retrouvé dans un coin où j’en ai rencontré plusieurs. J’ai tout d’abord fait la connaissance de Peyman Kashfi à la section 350 de la prison d’Evine ; il est un peu plus âgé que moi, avec un diplôme d’ingénieur (si je ne me trompe pas) de l’Institut Bahaï d’Education Supérieure (BIHE). Etant bahaï, on lui avait interdit l’entrée dans toutes les universités. Il avait été arrêté pour avoir organisé une cérémonie religieuse et emprisonné avec une longue peine. Quand Peylan est arrivé j’ai entendu les détenus dire qu’il était bahaï. Sa présence ne m’a pas interpellé uniquement parce que je n’avais jamais rencontré de bahaï jusqu’à ce jour.

Dans une société où les citoyens sont bombardés d’allégations contre les bahaïs de façon unilatérale, quand on est contraint de vivre dans un petit espace près des « autres » on est suffisamment intéressé pour les étudier.

D’abord, Peyman a salué tout le monde. Il participait au-delà des attentes aux tâches de la prison : vaisselle, débarrasser la table, etc… même quand ce n’était pas son tour. Quelquefois, cela me mettait en colère et je le lui disais : « Cher Peyman, tu es du genre à finir en martyr à la fin du film.» J’étais fasciné par le caractère de Peyman. Ce qui m’attirait en lui c’était son calme, son comportement et sa dignité dans tous les aspects de sa personnalité et de sa conduite. Il parlait très doucement et lentement, montrait tant d’empathie dans nos conversations sur nos proches qu’on avait envie de lui parler pendant des heures. C’est ainsi que durant mes premiers jours nous sommes devenus très amis et nous avons passé de nombreuses heures ensemble.

Nous discutions de littérature, de poésie et de musique. Nous parlions aussi parfois de notre façon de vivre et de notre culture. J’ai demandé à Peyman de me parler de la foi bahaïe mais apparemment, il ne voulait pas m’en parler. Quand j’ai insisté, il m’a dit : « Avant de nous mettre à la section 350, les autorités nous on dit à nous, bahaïs de ne pas nous mêler aux autres détenus. Autrement, nous allons recevoir des peines supplémentaires pour avoir enseigné la religion bahaïe dans une cellule de prison.»

C’était comme une prison à l’intérieur de la prison, mais nous n’avions pas le choix. 24 heures par jour, sept jours par semaine, 30 jours par mois et 12 mois par an, nous vivions dans une cellule de 20 m² sans pouvoir même nous parler. Alors pendant que nous étions ensemble à la section 350 d’Evine, il ne m’a pas beaucoup parlé de la foi bahaïe. Je lui avais demandé de m’expliquer cinq ou six sujets. La première chose qu’il m’a expliquée c’était les coutumes des fiançailles et du mariage dans la foi bahaïe. Nous avons parlé des droits des femmes, du divorce, de l’avortement, du mariage gay, de l’alcool, du culte bahaï, de ce qui était obligatoire et de ce qui était interdit.

Il n’a jamais insisté sur ses croyances pour propager la foi bahaïe. Il ne la mentionnait jamais sauf si on le questionnait. Au fil du temps, notre amitié a grandi et j’ai eu de plus en plus honte d’être musulman chiite : pourquoi mes camarades musulmans infligeaient tant de cruauté et d’injustice aux bahaïs.

Certains disent qu’en république islamique d’Iran les bahaïs ont des citoyens de seconde zone, mais j’ai été témoin que la république islamique ne leur donne absolument aucun droit à la vie, leurs vies et leurs propriétés peuvent être prises par n’importe quel citoyen musulman. Un bahaï n’a pas le droit de propriété ni même droit à sa propre destinée.

J’ai vu de mes yeux des actes méprisables d’injustice perpétrés par un être humain contre un autre être humain jamais vu au vingt-et-unième siècle.

Maintenant, l’humanité a atteint son point de maturité pour le savoir. La couleur de notre peau et ce à quoi nous choisissons de croire ne sont pas des raisons pour juger que quiconque est au-dessus des autres. Je ne comprends tout simplement pas pourquoi un être humain bahaï en Iran n’a pas droit à une éducation supérieure ni même à un cimetière ! N’ont-ils pas les mêmes droits que les autres Iraniens qui partagent la même terre ?

Au début de ma relation avec Peyman j’avais beaucoup de questions. A ce jour, je n’ai pas trouvé les réponses.

Peyman Kashfi était exceptionnellement pacifique et gentil. Je lui présente mes excuses personnelles pour les injustices commises contre les bahaïs et pour toute cette cruauté, mais je me souviens qu’il n’a pas fait montre de la moindre haine envers ceux qui l’avaient interrogé et qui l’avaient fait atterrir en prison.

Je lui ai dit qu’il me semblait intéressant de noter que si le monde se retournait, il n’aurait aucune réaction.

Il a souri et m’a dit les célèbres mots de Kurt Vonnegut Jr : « Oui donc ainsi vont les choses … »
Peyman, j’ai honte de me nommer être humain alors que tu es prisonnier de mes coreligionnaires ignorants.

Massoud Lavassani est un journaliste vivant en Turquie

Source: http://iranwire.com/blogs/6272/5835/


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