lundi 26 mai 2014

Lettre de Vahid Tizfahm à son fils depuis la prison de Radjaï-Shahr – 16 mai 2014

  
Vahid Tizfahm, un des chefs de la communauté bahaïe, purge actuellement une peine de 20 ans à la prison de Radjaï-Shahr



Samim, mon très chef fils,

Comme tu le sais,  le 15 mai, cela fera six ans que je suis entré en prison. Je suis parfaitement au courant de tous les problèmes et difficultés auxquels tu as du faire face, quelquefois seul et quelquefois avec l’aide des autres. Aujourd’hui, j’ai décidé de me pencher sur ces 32 dernières années pour partager avec toi quelques-unes des expériences douces-amères de ma vie.

Il y a de nombreuses années, quand j’avais neuf ans, les agents de sécurité ont attaqué notre domicile un matin. Après avoir fouillé les pièces, les placards et nos livres, ils ont arrêté mon père qui avait 42 ans et l’ont emmené. Au bout de huit mois de visites hebdomadaires à la prison d’Oroumieh, pendant l’une de nos dernières visites, mon père a demandé à ma mère : « Si Dieu voulait que je donne ma vie pour mes convictions et ma foi, me promettrai-tu de prendre soin de nos enfants et de les élever pour en faire d’honorables membres de la société selon mes vœux ? » Attristée par cette demande, ma mère a répondu : « Oui, je te le promets. Sois rassuré et continue ton chemin fermement. »

Finalement, en mai 1982, durant une visite à la prison, nous avons attendu anxieusement avec mes sœurs et mon frère de trois ans de voir, une fois encore le visage aimant de notre père traverser la salle jusqu’à ce qu’un garde finisse par nous informer que notre père n’était plus là, qu’on l’avait emmené ailleurs. Découragés et déçus, nous sommes rentrés à la maison. Après deux jours passés à faire des recherches et à faire appel aux diverses autorités administratives et légales, nous n’avions reçu aucune réponse définitive ; finalement, de désespoir, nous sommes allés à la morgue du ministère de la justice à Oroumieh, dans l’espoir de trouver notre père. Le fonctionnaire de service nous a dit recevoir plusieurs corps non-identifiés quotidiennement. Voyant que nous insistions, il a reconnu qu’il y avait un corps correspondant à notre description ; il avait reçu trois balles.

Ces années-là, j’étais plein de questions et d’ambivalence ! Pourquoi mon père, un homme dévot, altruiste et honnête, dont le seul crime, alors qu’il était enseignant, était de servir ses compatriotes et les bahaïs dans sa communauté, devait être exécuté ? Ceux qui avaient commis cet acte haineux s’étaient-ils demandé quelle était la cible de leurs balles et pourquoi ? Les bourreaux qui avaient exécuté la sentence s’étaient-ils demandé quel était son crime ? De quoi était-il coupable pour être traité de façon si lâche ? De quoi était-il coupable pour n’avoir pas droit à un avocat, n’avoir pas le droit de se défendre et faire face à un chef d’accusation qui n’avait jamais été étayé par une preuve ? Finalement, il avait été mis à mort uniquement à cause de sa religion, à son ferme refus de renier sa foi, malgré les menaces et les encouragements.

Mon père bien-aimé a perdu la vie parce que ses convictions différaient de celles de ceux qui étaient au pouvoir ; il a perdu la vie à cause de l’absence d’une justice indépendante et équitable et des décisions d’un ou de plusieurs individus pervers et dévoyés. Il voulait témoigner de sa « foi dans l’unité de toute l’humanité et dans le développement et le progrès de l’Iran et de ses peuples en se dévouant et en rendant service à tous ceux qu’il connaissait ». Il avait choisi d’être indéfectible et inébranlable dans ses convictions et de se sacrifier plutôt que de s’accrocher à une existence terrestre de plaisirs matériels, une vie abjecte de déni. Malgré sa profonde dévotion et son amour pour son épouse, ses enfants et ses sœurs, il avai crié son adoration pour son bien-aimé en nous quittant, tenant la photo d’Houshmand, son fils de trois ans dans sa main fermée.

Mon cher Samim, mon précieux fils, l’histoire se répète. Je purge actuellement une peine de 20 ans en exil à la prison de Radjaï-Shahr, une des peines les plus lourdes infligées aux prisonniers de conscience. Durant ces six dernières années, j’ai passé de nombreux mois à l’isolement à la section 209, je t’en parlerai une autre fois. J’ai vécu pendant des mois dans cette prison terrible connue sous le nom de « trou noir » parmi les prisonniers iraniens, dans des cellules de 10 m² pour cinq prisonniers. Bien sûr, il y a trois ans et demi que la prison de Radjaï-Shahr de Karadj est devenue ma maison et mon abri ; c’est l’une des prisons iraniennes de haute sécurité. En dehors de quelques prisonniers politiques et de conscience, la majorité des détenus y sont considérés comme dangereux et sont condamnés à mort. J’ai été détenu 20 mois avant de pouvoir rencontrer mon avocat pendant une demi-heure et sous une surveillance stricte. C’est tout ! Je me souviens qu’un des prisonniers politiques d’Evine qui a été exécuté il y a deux ans m’avait dit : « Les choses changent beaucoup dans notre pays ; ton père n’a pas eu droit à un avocat, mais toi tu en as un et, à la génération suivante, ton fils jouira de tous ses droits légaux de prisonnier ! »

Mon cher fils, après le martyre de mon père, j’ai étudié avec diligence ; bien que, tant à l’école qu’au lycée, j’aie été en but à de nombreuses insultes et discriminations de certains de mes enseignants et camarades de classe, la plupart d’entre eux m’ont soutenu et ont défendu mes droits en tant que bahaï. Après avoir obtenu mon baccalauréat, on m’a interdit d’entrer à l’université, j’ai dû continuer à étudier par correspondance par l’Institut Bahaï d’Education Supérieure. Je n’étais pas le seul. Malgré l’illégalité de l’interdiction, et en violation des droits de la population de la constitution, des milliers de jeunes bahaïs ont été privé d’éducation supérieure dans les universités du pays. Néanmoins, ils se sont efforcés avec diligence de vaincre cette calamité en continuant d’étudier par correspondance, une situation très difficile. Ils ont étudié dans une université fondée en fait pour répondre à ce malheur. En 2002, 19 ans après le martyre de mon père, les autorités ont ordonné la destruction du cimetière bahaï d’Oroumieh. Il nous a fallu transférer les restes de mon père dans un autre lieu et cela nous a rappelé tous les souvenirs amers du passé.

Samim, mon cher fils, durant toutes ces années, ton père a passé son temps et usé son énergie au service de la communauté bahaïe et de ses compatriotes et il n’a jamais laissé passer une occasion de le faire. En fait, je suis coupable de m’être efforcé d’aider et de soutenir les autres. Rien d’autre ! Bien sûr, d’innombrables autres bahaïs dans les villes et villages de notre pays ont enduré beaucoup de ces difficultés et il faudrait beaucoup de temps pour raconter leur histoire.

La société iranienne a maintenant changé et on voit beaucoup de signes de sa croissance et de sa transformation. Par exemple, beaucoup de gens épris de liberté et à l’esprit ouvert de tous les différents groupes sociaux, dont des religieux éclairés, des écrivains libéraux, des journalistes courageux, des avocats indépendants et qui font preuve d’abnégation, ainsi que des militants sociaux, politiques et culturels ont pris conscience de la vérité et ils défendent les droits de tous leurs compatriotes, donc ceux issus de la communauté bahaïe et des gens comme moi.

Mon cher fils, avec cette conscience continuellement accrue, la conscience sociale en plein essor et la sensibilité du peuple iranien qui s’exacerbe pour les droits humains de leurs compatriotes, nous pouvons maintenant espérer un futur plus radieux, la baisse des discriminations et de la persécution des libre-penseurs, des adhérents des idéologies différentes, des minorités ethniques et religieuses et des intellectuels de cette société, tous étant l’honneur de l’Iran. J’ai grand espoir que les adolescents et les jeunes d’aujourd’hui, dont tu fais partie, pourront jouer un rôle important dans la sensibilisation, le progrès dans l’éducation, la justice et l’équité, l’éradication de la pauvreté, la promotion de la moralité et de la spiritualité dans la société iranienne. J’espère qu’ils continueront, avec résolution et abnégation, à promouvoir le développement spirituel, social et économique de notre Iran bien-aimé avec l’aide et la collaboration de nos compatriotes.

Pour développer l’Iran, il faut que chaque Iranien participe, quelle que soient sa classe, son ethnie ou sa religion. Je récite cette prière avec foi chaque soir avant de me coucher : « Oh Dieu bon ! Sois notre soutien et accorde nous la force de réaliser nos vœux, de négliger les biens matériels et fais de ce pays un exemple du monde céleste de l’au-delà. » Et donc, mon cher fils, tes pensées, tes buts et tes convictions ainsi que celles des jeunes de ta génération doivent se concentrer sur la croissance spirituelle, morale et personnelle ainsi que sur l’aide à autrui et plus spécifiquement à vos compatriotes pour que, quand le besoin s’en fera sentir, vous aidiez vos proches en leur consacrant du temps, de l’énergie et que vous utilisiez vos prédispositions pour développer vos potentiels pour qu’ensemble vous continuiez à apprendre par l’expérience, en répandant l’amour et l’unité, en les aidant à lutter pour leur croissance spirituelle, personnelle et matérielle. Vous les jeunes ardents et doués êtes la source de l’amour et de l’espoir de ceux qui ont besoin d’être aidés et assistés et aspirent au bonheur et à une vie meilleure.

Ton père, Vahid Tizfahm,
Prison de Redjaï Shahr
09 mai 2014

Source: http://www.rahesabz.net/story/82744

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